— … Voilà, c’est à peu près tout. Si nous étions dans mon monde natal, vous pourriez téléphoner au quartier général de la L.M.E. à Kansas City, Kansas, et vérifier mon identité. L’année avait été très bonne pour nous et j’étais en congé. J’avais pris place à bord d’un dirigeable, l’ Amiral Moffett , des North American Airlines, de l’aéroport de Kansas City jusqu’à San Francisco, puis à Hilo et Tahiti, où j’ai rejoint le Konge Knut , le M.V. Konge Knut . Ce qui nous ramène à aujourd’hui, puisque je vous ai raconté la suite.
— Vous savez que vous parlez comme un Juif ? Vous avez reçu le baptême ?
— Certainement ! Bien sûr, je crains de ne pas être en état de grâce présentement… mais je m’y emploie. Mon frère, nous vivons les Derniers Jours. Les choses pressent. Et vous ?
— Nous en reparlerons plus tard. Dites-moi : quelle est donc la deuxième loi de thermodynamique ?
J’ai fait une grimace.
— L’entropie s’accentue. C’est la question sur laquelle je me suis cassé les dents.
— A présent, parlez-moi d’Alec Graham.
— Je ne peux pas en dire grand-chose. Son passeport dit qu’il est né au Texas. L’adresse qu’il donne correspond à un cabinet d’avoués à Dallas. Pour le reste, vous feriez mieux d’interroger Margrethe : elle l’a connu. Pas moi. (Je n’avais pas fait état de ce million de dollars tellement embarrassant. Je ne pouvais en expliquer l’origine et mieux valait donc n’en point parler… Quant à Marga, elle n’avait que ma parole : jamais elle n’avait eu la somme sous les yeux.)
— Margie ? Est-ce que vous pouvez combler nos lacunes à propos d’Alec Graham ?
Elle attendit quelques secondes avant de répondre.
— Je crains de ne pas avoir grand-chose à ajouter en dehors de ce que mon époux vous a dit.
— Hé ! Vous me laissez tomber comme ça ? Votre mari m’a donné une description détaillée du Docteur Jekyll. Est-ce que vous pouvez me parler de Mister Hyde ? Jusqu’à présent, il n’existe pas. Ce n’est qu’une boîte postale au Texas, rien de plus.
— Monsieur Farnsworth, je suis certaine que vous n’avez jamais été stewardess à bord d’un…
— Non, c’est vrai. Mais j’ai été steward de cabine à bord d’un cargo. Néanmoins je n’ai fait que deux voyages. J’étais encore un gamin.
— Vous devez comprendre. Une stewardess connaît pas mal de choses à propos de ses passagers. Combien de fois par jour ils se baignent. Combien de fois ils se changent. Elle connaît leur odeur personnelle, et vous savez sans doute que tout le monde a une odeur, agréable ou non. Elle sait aussi quelles sont leurs lectures, ou même s’ils ne lisent pas. Mais, avant tout, elle sait s’ils sont aimables, gentils, honnêtes, généreux, sincères. Une stewardess est au fait de tout ce qu’il convient de connaître pour porter un jugement sur une personne. Pourtant, il se peut qu’elle ignore le métier d’un de ses passagers, la ville où il est né, ses études, en bref tous les détails qu’un ami véritable peut connaître. Avant ce fameux jour de la marche sur le feu, j’étais la stewardess d’Alec Graham depuis quatre semaines. Durant les deux dernières semaines, j’ai été sa maîtresse et j’étais totalement amoureuse de lui. Après qu’il eut traversé la fosse ardente, il nous a fallu bien des jours pour que nos rapports redeviennent ce qu’ils avaient été : heureux. Mais je l’ai retrouvé et j’ai recouvré le bonheur en même temps. Depuis quatre mois, je suis son épouse – bien sûr, nous n’avons connu que des épreuves, mais ç’a été le moment le plus heureux de toute mon existence. Je le pense encore en ce moment même et je crois qu’il en sera toujours ainsi. Voilà tout ce que je sais de mon époux, Alec Graham.
Elle m’a souri et il y avait des larmes qui brillaient dans ses yeux. Et je suis certain qu’il y en avait aussi dans les miens.
Jerry a soupiré et secoué la tête.
— Il faudrait donc en appeler au jugement de Salomon. Et je ne suis pas Salomon. Je crois vos deux histoires, à l’un et à l’autre, mais l’une d’elles est fausse. Peu importe. Ma femme et moi, nous pratiquons l’hospitalité musulmane, c’est quelque chose que j’ai appris pendant la dernière guerre. Est-ce que vous accepterez que nous vous hébergions pendant une nuit ou deux ? Je pense que vous feriez bien de dire oui.
Marga m’a jeté un bref coup d’œil avant de répondre oui.
— Bien. Voyons si le patron est à la maison.
Il a fait pivoter son siège, touché une commande et, quelques instants après, une lampe s’est allumée, un beep ! a résonné et il s’est mis à parler, l’air soudain rasséréné :
— Ma duchesse, ici ton époux favori !
— Oh, Ronny, je t’ai tellement attendu ! C’était si long !
— Albert ? Tony ? George ? Andy ? Jim ? Ecoute, j’ai de la compagnie avec moi.
— Oui, Jerry.
— Pour le dîner, pour la nuit, et peut-être plus.
— Oui, mon amour. Combien, de quels sexes ? Et quand serez-vous là ?
— Attends que je demande ça à Hubert. (Jerry a touché d’autres commandes.) Hubert dit vingt-sept minutes. Et nous avons deux invités. Celle qui est à côté de moi a environ vingt-trois ans, elle est blonde, avec des cheveux longs et ondulés, des yeux bleu sombre, elle mesure à peu près un mètre soixante-dix, quatre-vingt-deux de tour de hanches… Je n’ai pas d’autres mensurations, mais elle correspond à peu près à notre fille. Quant à son sexe, crois-moi, impossible de se tromper, vu qu’elle ne porte qu’un tout petit cache-sexe.
— Bien compris, mon chéri. Je vais lui arracher les yeux. Après lui avoir offert un bon dîner, bien sûr.
— Parfait. Mais elle ne constitue nullement une menace puisque son mari est avec elle et la surveille de près. Mais est-ce que je t’ai dit qu’il est aussi nu qu’elle ?
— Non. Mais c’est intéressant.
— Tu veux ses mensurations de base ? Je veux dire : au repos ou en activité ?
— Mon amour, tu n’es qu’un vieux dégoûtant. Je suis heureuse de te le dire. Et cesse de mettre tes invités dans l’embarras.
— Duchesse, ma chère, il y a un peu de folie dans la méthode que j’emploie. Ils sont nus parce qu’ils n’ont pas le moindre vêtement sur eux. Néanmoins, je les soupçonne d’être facilement gênés. J’aimerais donc que tu viennes à notre rencontre à la porte avec quelques vêtements. Tu as ses mesures mais… Margrethe, voulez-vous me donner votre pied ? (Rapidement, Marga leva un pied, sans le moindre commentaire. Il le palpa.) Je pense qu’une paire de tes propres sandales fera l’affaire, duchesse. Pour lui, des zapatos. Ou les miennes.
— Tu as ses autres mensurations ? Et ne t’avise pas de recommencer tes plaisanteries.
— Oh, il a à peu près ma taille et ma largeur d’épaules, mais je dois bien peser dix kilos de plus que lui, au bas mot. Essaie donc de trouver quelque chose dans ma garde-robe de la période maigre. Et si les petits barbares abominables de Sybil rôdent dans les parages, mets le paquet pour les éloigner. Ces gens-là sont courtois et doux et on leur présentera les monstres quand ils auront eu une chance de s’habiller.
— Bien reçu, net et clair. Mais tu ne crois pas que le moment est venu de me les présenter ?
— Mea Culpa . Mon amour, j’ai ici Margrethe Graham, épouse d’Alec Graham.
— Bonjour, Margrethe ! Bienvenue à la maison.
— Merci, madame Farnsworth.
— Oh, appelez-moi Katherine. Ou Kate, c’est mieux.
— Katherine… Je ne peux pas vous dire à quel point nous apprécions ce que vous faites pour nous… Nous étions tellement dans le malheur ! (Ma douce s’est mise à pleurer tout à coup. Puis elle s’est arrêtée brusquement et a ajouté :) Et voici mon mari, Alec Graham.
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