De nouveau sur l’écran Jack Barron, assis dans un fauteuil au bras formant tablette sur laquelle reposent deux vidphones blancs modèle standard de chez Bell. Fauteuil et appareils entièrement blancs tranchent sur le noir moiré du décor et font ressembler Barron à un chevalier défiant des ombres dansant dans l’obscurité.
— Vous avez un problème ? reprend Jack Barron de la voix de quelqu’un qui en a vu, qui a vu Harlem l’Alabama Berkeley North Side Strip City, qui en a connu, qui connaît les murs gris d’un millier de Projets de l’Age d’Or l’odeur d’urine des prisons grises le mandat qui vous aide deux fois par mois à continuer à mourir (sécurité sociale aide sociale allocation de chômage salaire minimum garanti mandat bleu cyanure du Gouvernement), quelqu’un qui a tout vu tout connu mais merde on continue quand même, le confident des paumés de ce monde.
— Alors, appelez Jack Barron. (Il s’interrompt, sourit de son sourire cynique, ses yeux noirs défiant les ombres mouvantes du décor aux effets kinesthopiques, émule de Dylan J.F.K. Bobby K. Bouddha.) Et vous savez tous ce qui se produit quand Jack Barron se met en colère. Appelez en P.C.V. notre numéro : 212-969-6969 (six mois de lutte avec Bell et la F.C.C. pour avoir ce numéro mnémonique), et nous allons faire passer la première communication… dans quelques instants !
Jack Barron avance la main, appuie sur quelques touches de son vidphone (caméra et écran du vidphone font face au côté opposé du studio) et cent millions d’écrans de télévision se séparent en deux. Le quadrant inférieur gauche montre l’image standard en noir et blanc d’un Noir aux cheveux et à la chemise de couleur blanche sur fond de vidphone vaguement grisâtre, tandis que les trois quarts restants de l’écran sont occupés par l’image en couleurs vivantes de Jack Barron.
— Monsieur, vous êtes ce soir l’invité de Bug Jack Barron, et l’antenne vous appartient jusqu’à nouvel ordre. Cent millions de téléspectateurs sont impatients de savoir qui vous êtes, où vous êtes et quel est votre problème. À vous la place d’honneur pour quelques instants. Dites-nous qui vous fait suer et faites-le suer à votre tour. Vous êtes en ligne avec Jack Barron, et Jack Barron est en ligne avec cent millions de petits rigolos à travers l’Amérique entière. Aussi ne vous gênez pas, parlez haut parlez clair et tant pis pour les mécontents. Jack Barron vous écoute… (Et Barron enveloppe le tout d’un sourire qui a l’air de dire : Ne vous frappez pas les enfants, vous et moi on finira par les avoir ces vaches.)
— Je m’appelle Rufus W. Johnson, commence le vieux Noir ; et comme tout le monde peut le constater sur son poste de télévision, je suis noir. Mais alors vraiment noir, Jack. Vous voyez ce que je veux dire ? Pas simplement un homme de couleur, un type à la peau foncée, pas un mulâtre, un quarteron, un octavon, un basson, un barbon, non. Rufus W. Johnson est un foutu Nèg…
— Ne nous emportons pas, interrompt la voix de Barron, tranchante comme une lame ; mais un mouvement d’épaules à peine perceptible, un petit air de connivence redonnent du courage à Rufus W. Johnson qui se carre dans son fauteuil et sourit.
— Oui, fait-il. J’oubliais. On ne doit pas employer ce mot. Cela risquerait de gêner ces messieurs les Afro-Américains, les personnes de couleur, les Noirs américains, quel que soit le nom que vous préférez leur donner. Mais tout le monde sait bien comment vous les appelez… pas vous, Jack. (Rufus W. Johnson sourit avec indulgence.) Vous êtes un demi-teinte, mais un demi-teinte tirant sur le noir.
— Disons basané et restons-en là, monsieur Johnson. Je ne voudrais pas avoir des ennuis avec qui de droit. Mais j’espère que vous ne m’avez pas appelé rien que pour comparer nos couleurs de peau respectives ?
— C’est pourtant là qu’est le vrai problème, Jack, dit Rufus W. Johnson qui ne sourit plus. En tout cas c’est mon problème. C’est notre problème à nous tous les Afro-Américains. Quand on est noir, même ici dans le Mississippi où on est censé être en pays noir, on ne sort pas de là. La vie ne consiste à rien d’autre que comparer, comme vous dites, les couleurs de peau respectives. Si le vidphone en couleurs existait, alors je vous montrerais ce que je veux dire ; j’irais tripoter les boutons de mon poste et vous me verriez, pour de vrai, en rouge, vert ou bordeaux, en homme de couleur… vous saisissez ?
— Si nous reprenions par le commencement, monsieur Johnson ? fait Jack Barron d’une voix légèrement plus froide. Quel est exactement votre problème ?
— Nous sommes justement au commencement, répond Rufus W. Johnson. (Image gris sur gris d’un visage ridé, blessé, tendu, qui occupe à présent les trois quarts de l’écran tandis que Jack Barron trône au coin supérieur droit.) Quand on est noir, on n’a pas trente-six problèmes, on en a un et on l’a vingt-quatre heures sur vingt-quatre, du jour de sa naissance au jour de sa mort. Ou plutôt, il fut un temps où l’on cessait d’être différent le jour de sa mort. Aujourd’hui c’est fini. Aujourd’hui nous avons les progrès de la médecine. Nous avons la Fondation pour l’immortalité humaine. Un type meurt et on le congèle comme un vulgaire homard jusqu’à ce que la science soit assez avancée pour le dégeler et le rafistoler et le faire vivre jusqu’au jour du Jugement dernier. C’est ce qu’ils disent, Howards et compagnie : Un jour, tous les hommes vivront éternellement grâce à la Fondation pour l’immortalité humaine.
« Ouais, nous le premier pays du monde nous sommes assez forts pour avoir une Fondation pour l’immortalité humaine. Ils devraient plutôt dire pour l’immortalité de la race blanche. Mais ça ne fait rien, il y a beaucoup de types dans ce pays, comme le vieux George [3] George Wallace, ex-gouverneur raciste du Sud des États-Unis. (N.d.T.)
et Bennie Howards, qui pensent que l’humanité et la race blanche ça ne fait qu’un. La meilleure solution du problème noir, c’est de supprimer les Noirs. Mais c’est un peu trop voyant. Alors, il y a qu’à faire en sorte que les Caucasiens vivent éternellement. Laissons aux Noirs leurs soixante-dix années de vie, quelle importance puisque les Caucasiens auront droit à la vie éternelle pour autant qu’ils soient en mesure d’allonger leurs cinquante mille dollars.
Les lignes de tension glacée apparaissent au coin des yeux de Jack Barron tandis que les écrans se divisent en deux parties égales, image floue noir et blanc de Rufus W. Johnson face à la réalité couleurs vivantes de Jack Barron. La voix de Barron s’élève, froide et nette :
— Vous prétendez avoir un problème, monsieur Johnson. Que diriez-vous de nous mettre un peu dans le coup ? Parlez à cœur ouvert. Aussi longtemps que vous éviterez d’employer des termes scabreux ou de faire allusion à des parties intimes de l’anatomie humaine, l’antenne vous appartient et vous pouvez vous exprimer en toute liberté. C’est la raison d’être de Bug Jack Barron. C’est l’heure où les faibles répliquent, l’heure où les puissants tremblent ; et si vous avez un grief à exprimer à l’égard de qui que ce soit, c’est le moment de laver son linge sale en public, tant pis pour ceux qui auraient peur des éclaboussures.
— Ouais, fait Rufus W. Johnson. C’est bien de ça qu’il s’agit, de la Fondation pour l’immortalité humaine. Pourquoi Rufus W. Johnson ne serait-il pas un être humain lui aussi ? Passez-moi à la peinture blanche ; donnez un petit coup de chirurgie esthétique à mon nez, et tous les Caucasiens se retourneront dans la rue pour dire : Regardez Rufus W. Johnson, un vrai pilier de la communauté. Il a une entreprise de camionnage prospère, il a une belle voiture, une belle maison et il vient d’envoyer trois gosses à l’université. Un vrai citoyen modèle. Si Rufus W. Johnson était blanc au lieu d’être noir, Benedict Howards serait bien content de lui signer un contrat d’Hibernation pour le jour où il crèvera, et de toucher les intérêts jusqu’au jour du Dégel. Mais Rufus W. Johnson n’est pas blanc. Vous savez ce qu’on dit dans le Mississippi ou bien à Harlem, ou à Watts ? « Si tu es blanc tu vis éternellement ; si tu es noir, quand tu t’en vas plus d’espoir. »
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