— Bah, nous avons déjà entendu tout ce baratin, s’écria Rufus W. Johnson (toujours absent de l’écran). Vous mettez dans la glace les types qui ont du fric – et la peau blanche – et vous utilisez leur capital et tout ce qu’ils ont comme vous voulez jusqu’au jour où ils ressuscitent, et qui n’est pas du tout garanti. Mais c’est régulier. Je veux dire que de toute façon vous ne pouvez pas emporter votre fric avec vous, alors autant courir le risque, tout ce que vous avez à perdre c’est un enterrement de première classe. (Barron, le visage toujours attentif et sombre, laisse continuer la voix invisible et attend son moment.) Bon, tout ça c’est très bien, vous avez quelque chose à vendre et Rufus W. Johnson achète. Seulement vous ne vendez pas à un Nè…
— Attention, monsieur Johnson ! prévint Barron, et Vince avec un bel ensemble lui coupa le son tandis que le téléguide indiquait : « 2 minutes ». Voyez-vous, monsieur Yarborough, Mr Johnson est excédé, et il a des raisons pour cela. Sa maison a coûté 15 000 dollars, il en a 5 000 à la banque et ses camions valent plus de 50 000 dollars. On n’a pas besoin d’être Einstein pour calculer que 50 000 plus 20 000 cela fait plus de 50 000 dollars. N’est-il pas exact que le minimum à céder à la Fondation au moment de la mort clinique en échange d’un contrat d’Hibernation s’élève à 50 000 dollars ?
— C’est exact, monsieur Barron. Mais voyez-vous, les 50 000 dollars doivent être versés en argent liquide…
— Contentez-vous de répondre à ma question pour l’instant, coupa bruyamment Barron. (Ne pas le laisser s’expliquer, pensa-t-il. Lui maintenir la tête dans l’eau. Il remarqua que Vince avait accordé les trois quarts de l’écran à l’image gris sur gris de Yarborough, pâle et irréel Goliath opposé à David en couleurs réelles.) Tout cela, reprit-il, me paraît très simple. Pour n’importe quel Américain, le prix d’un contrat d’Hibernation s’élève à 50 000 dollars. Mr Johnson vous a proposé son avoir total, qui dépasse 50 000 dollars. Mr Johnson est un citoyen américain. Mr Johnson s’est vu refuser un contrat d’Hibernation. Mr Johnson est un Noir. Quelle déduction feront les téléspectateurs ? Les faits parlent d’eux-mêmes.
— Mais ça n’a rien à voir avec des considérations raciales ! glapit Yarborough, et Barron fit mine de froncer les sourcils tout en souriant intérieurement d’avoir réussi à le faire sortir de ses gonds. Ces 50 000 dollars, continua le chef des Relations publiques, doivent constituer un avoir liquide : espèces, valeurs ou titres négociables. N’importe quel citoyen, quelle que soit sa race, capable de payer 50 000 dollars en argent liquide…
Barron croisa les jambes pour donner le signal de couper la parole à Yarborough, tandis que le téléguide annonçait : « 60 secondes ».
— Seulement, enchaîna-t-il, c’est à la Fondation que revient le soin d’évaluer le degré de « liquidité » d’un avoir. C’est pratique comme ça, vous ne trouvez pas ? Lorsque la Fondation n’a pas envie de congeler quelqu’un, elle n’a plus qu’à lui dire, sans vouloir faire de jeu de mots, que son avoir est « gelé ». Je serais curieux de savoir, et les téléspectateurs aussi je suppose, combien de Noirs ont un avoir gelé et combien un corps congelé. Et peut-être pourrons-nous demander son avis à un homme qui a quelques réserves à faire au sujet du projet de loi présenté devant le Congrès pour accorder le monopole de la cryogénie humaine à cet organisme à l’humeur… capricieuse qui se nomme la Fondation pour l’immortalité humaine. Et cet homme, c’est le gouverneur C.J.S. du Mississippi, Lukas Greene en personne. Aussi, restez devant votre poste, vous tous, et vous aussi, monsieur Johnson, car nous allons parler au gouverneur de votre État dès que notre sponsor aura eu l’occasion d’essayer de… dégeler votre portefeuille.
J’espère que tu n’as pas raté ça, Howards, conard de mon cœur, pensa Jack Barron pendant qu’on passait le commercial. Tu vas voir ce qu’il en coûte de couillonner Jack Barron ! Il appuya sur la touche de l’interphone et demanda à Gelardi :
— Passe-moi Luke, je voudrais lui dire un mot en privé.
— Hé, big boss, fit aussitôt Lukas Greene, un œil sur le commercial d’ Acapulco Golds, l’autre sur l’écran de vidphone qu’occupait l’image de Jack Barron. Ça ne te suffit pas avec Bennie Howards ? Il te faut aussi la peau de nous autres Croisés pour la Justice Sociale ? Pou’quoi pe’sécuter un pauv’Nèg’ qui n’a rien fait à personne ?
— T’excite pas, Lothar. Ce soir c’est la fête à la Fondation. Toi et moi on marche ensemble. Tu saisis ?
Bonne nouvelle, pensa Greene, si tant est qu’on puisse faire confiance à Jack. Mais qu’est-ce que c’est que toute cette esbroufe raciale autour de la Fondation ?
— Je vois, répondit-il. Mais tu sais aussi bien que moi que Bennie signerait un contrat au grand Wang lui-même pourvu qu’il aligne le fric. À plus forte raison à un pauvre minable. Alors pourquoi le couteau entre les dents ? Tu reviens à la C.J.S., Claude ?
— Ne te fais pas trop d’illusions. Je veux juste montrer à Howards, ce qui arrive à un gros bonnet qui répond pas là quand Jack Barron le demande. Observe et prends-en de la graine, Amos, au cas où il t’arriverait de vouloir t’absenter de devant ton vidphone un mercredi soir. Mais trêve de plaisanterie ; ça va bientôt être à nous.
Sacrée vieille fripouille, pensa Greene tandis que Barron faisait les présentations. (« … gouverneur du Mississippi et aussi l’un des principaux chefs de file à l’échelon national de la Coalition pour la Justice Sociale… ») Il vendrait père et mère pour augmenter sa cote de trois points. Howards pourrait manger tout crus des bébés à son petit déjeuner, il ne lèverait pas le petit doigt, pas folle la guêpe pour aller s’y frotter. Mais qu’il ne décroche pas son damné vidphone, et voilà Jack tout feu tout flammes sur le sentier de la guerre. (« … de vos administrés a accusé… ») O.K., Jack, ce soir on joue ton jeu, toi et moi on s’envoie Bennie Howards, on flanque peut-être par terre le projet de loi d’utilité publique, et qu’importe si Jack a des raisons à la con.
— … et il est de notoriété publique, Gouverneur Greene, disait Jack, que la Fondation s’est vu refuser le droit de construire un complexe d’Hibernation sur le territoire du Mississippi. Pour quelle raison ? La C.J.S. soupçonnerait-elle la Fondation de pratiquer, comme l’affirme Mr Johnson, la discrimination à l’égard des Noirs ?
Eh bien, c’est parti, pensa Greene. Voyons combien de boniment en faveur de la C.J.S. il me laisse placer avant de m’arrêter.
— Laissons de côté pour l’instant la question raciale, monsieur Barron, fit-il en remarquant que Jack concédait généreusement la moitié noir et blanc de l’écran à son visage noir au profil anguleux et net. Nous n’autoriserions pas la Fondation à construire un complexe d’Hibernation dans le Mississippi même si Mr Howards et tous ses employés jusqu’au dernier étaient noirs comme le proverbial as de pique. La Coalition pour la Justice Sociale défend fermement le principe d’une politique d’Hibernation publique et gratuite. Nous soutenons qu’aucun individu, aucune corporation ou fondation soi-disant sans but lucratif ne doit avoir le droit de décider qui pourra vivre une seconde fois et qui ne le pourra pas. Nous soutenons que tous les centres d’Hibernation doivent appartenir à l’État et être financés par l’État, et que les bénéficiaires du traitement doivent être désignés par tirage au sort. Nous soutenons…
— Votre position en faveur de l’Hibernation publique n’est que trop connue, interrompit sèchement Barron, et sur son écran de télévision Greene se vit relégué dans le quadrant inférieur gauche (aimable rappel du vieux pote de Berkeley que c’était toujours lui qui menait cette barque).
Читать дальше