— Laisse-nous, Carrie, dit Barron, sachant que cela allait embêter Howards qui jamais n’aurait tutoyé en public une secrétaire avec qui il baisait depuis cinq ans (qui sait s’il s’était envoyé cet iceberg qui avait répondu l’autre soir ?).
Quand Carrie fut sortie, il désigna à Benedict Howards le fauteuil en vieux cuir moisi face à son bureau et jubila de l’y voir poser précautionneusement ses fesses comme quelqu’un qui se dit que même sur un siège de cabinet il y en a qui ont attrapé la vérole.
— Eh bien, Howards, dit-il, qu’est-ce qui me vaut le plaisir douteux de votre compagnie ?
— Inutile de faire de l’humour avec moi, Barron. Vous n’êtes pas devant la caméra. Et vous savez très bien pourquoi je suis ici. Je n’aime pas qu’on me plante des couteaux dans le dos. Je vous avertis, on ne me fait pas ça trois fois. La première, je vous avertis gentiment. La deuxième, je vous écrase comme une punaise.
— Si vous n’étiez pas si charmant, Howards, je prendrais ça comme une menace. Heureusement pour vous je suis bien luné aujourd’hui. Car je déteste les menaces, mon vieux : elles me font suer. Et vous avez eu mercredi un petit aperçu de ce qui arrive quand on fait suer Jack Barron. Mais rien qu’un aperçu, Howards : personne n’a été blessé réellement, et vous le savez comme moi. J’ai marqué quelques points parce que c’est à ça que consiste le jeu, mais je vous ai laissé une chance de riposter. Ce n’est pas ma faute si vous l’avez refusée. J’espère que vous en avez attrapé un gros.
Il sourit en voyant l’expression un moment perplexe de Howards. (Mr Howards est au Canada où il prendra quelques jours de vacances, monsieur Barron).
— C’est ce que je pensais, dit-il. J’ignore pourquoi vous avez cru bon de vous défiler au moment de l’émission ; mais ça ne m’a pas du tout plu. Vous avez été malmené, ne vous en prenez qu’à vous. Vous aviez une chance de faire valoir votre fichu projet de loi et vous ne l’avez pas saisie. Le principe de l’émission est simple, Howards. Vous me faites passer pour un con, je vous renvoie la politesse. C’est pourquoi j’ai coupé Yarborough pour donner la parole à Lukas Greene.
— Je crois me souvenir qu’à une époque vous étiez plutôt lié avec Greene. J’ignore si vous n’avez pas encore des relations avec la Coalition pour la Justice Sociale. La manière dont vous avez fait passer Yarborough pour une andouille en laissant ensuite ce communiste nègre déballer…
— Mettez-vous bien ça dans la tête, aboya Barron. Premièrement, votre Yarborough est une andouille de naissance. Deuxièmement, Howards, je suis dans le show-business, pas dans la politique. Quand on m’a donné cette émission, j’ai dit au revoir à la C.J.S. et bon débarras. Ce qui m’intéresse, c’est ma cote d’amour auprès du public et des marchands de voitures et de drogue, et c’est tout. Vous ne m’aimez pas, d’accord. Mais faites-moi la justice de ne pas me considérer comme le dernier des idiots. Que je me serve de l’émission une seule fois pour favoriser un parti ou un autre, et avant que vous ayez pu en toucher un mot à vos deux chérubins de la F.C.C., la voilà qui me tombe dessus à bras raccourcis et pour de bon je me retrouve sur le pavé en train d’agiter des pancartes et des banderoles. Non. J’aime trop l’argent pour renoncer à tout ce que j’ai acquis et recommencer à glandouiller du côté de Berkeley ou de Los Angeles.
« Et je vais vous dire autre chose, Howards. Si je me fous complètement des idées politiques de Luke, il n’en reste pas moins que c’est un vieil ami et que si je vous entends le traiter encore de nègre ou de bougnoule je vous éjecte de ce bureau à grands coups de pied dans le cul.
— Savez-vous à qui vous parlez ? hurla Howards. Personne ne répète ça deux fois à Benedict Howards ! J’écraserai le réseau et vos commanditaires. Je ferai pression sur la F.C.C., et je vous prie de croire que j’ai assez de poids pour le faire ! Mettez-vous en travers de ma route, et je ferai de vous une bouillie juste bonne à donner à manger aux poissons.
— Combien de temps croyez-vous qu’il faudra pour cela ? demanda suavement Barron.
— En un mois je peux vous faire enlever votre émission, et vous feriez mieux de me croire.
— Quatre semaines. Quatre émissions. Pensez à tout ce que je pourrais vous faire si j’avais la certitude d’être viré du réseau et de n’avoir plus rien à perdre. Quatre semaines de harcèlement sans pitié. Quatre fois une heure avec cent millions de spectateurs pour témoins et une seule idée en tête : me venger de Benedict Howards et de sa Fondation. C’est entendu, vous pouvez me détruire, mais ce faisant vous signez votre propre arrêt de mort. Nous sommes trop grands tous les deux, Bennie, trop grands pour que l’un de nous puisse terrasser l’autre sans faire crouler sur lui les colonnes du temple. Vous ne m’aimez pas et je ne vous aime pas, c’est entendu, mais vous n’avez rien à craindre de moi tant que vous ne m’acculez pas à une situation désespérée. Si je tombe, vous tombez aussi, n’oubliez jamais ça.
Soudain, imprévisiblement, Howards se radoucit.
— Écoutez, dit-il. Je ne suis pas venu ici pour échanger des menaces avec vous. Vous avez fait du tort à mon projet de loi, vous me coûtez quelques voix mais…
— Je ne suis pas responsable. Prenez-vous-en à ce conard de Hennering. C’est votre créature, c’est pourquoi je l’ai fait passer sur l’antenne, pour donner à chacun sa chance et équilibrer les choses. Ce n’est pas ma faute si cet abruti…
— Tout ça c’est de l’histoire ancienne, Barron. Seul l’avenir m’intéresse. Un homme comme moi doit savoir regarder les choses de haut. (Il eut un étrange sourire de béatitude. Qu’est-ce que c’est que ça encore ? pensa Barron.) De très haut… Et le projet de loi d’Hibernation signifie beaucoup pour mon avenir et pour l’avenir de l’huma…
— Hé, gardez vos salades, voulez-vous, fit Barron d’une voix traînante. Vous voulez faire passer une loi vous donnant le monopole de l’Hibernation, ce sont vos oignons, mais ne me faites pas le coup de l’avenir de l’humanité. Vous vous occupez de vous-même, point à la ligne. Restez sur ce plan, et je vous écouterai peut-être.
— Très bien, Barron, je jouerai cartes sur table avec vous. Vous avez quelque chose dont j’ai besoin : Bug Jack Barron. Vous avez un canal qui vous permet de communiquer avec cent millions d’Américains, dont l’opinion sur le projet de loi peut se traduire par quelques voix de différence au Congrès. Pas autant qu’on veut bien le dire, peut-être, mais quelques-unes. Ces voix, il me les faut. Je veux que vous fassiez le genre d’émissions qui me feront gagner ces voix. Pas chaque semaine, pas trop ostensiblement, mais en procédant par touches. Vous saurez comment vous y prendre, je vous fais confiance sur ce point. Et en échange…
— Savez-vous que vous êtes cinglé ? Vous croyez que je vais risquer ma place pour apporter de l’eau à votre moulin ? Où y trouverais-je mon compte ? Je me fais dans les quatre cent mille dollars par an avec Bug Jack Barron, et il n’y a pas de raison pour que ça ne dure pas encore des années. Le show-business me rapporte assez pour que je puisse vivre exactement comme je l’entends, et c’est ce qui compte pour moi. Oubliez tout ça, Howards, vous ne pouvez pas m’acheter comme on achète un vulgaire Teddy Hennering. Vous n’avez rien à m’offrir que je désire à ce point.
Benedict Howards sourit.
— Vous croyez ? dit-il. Je possède une chose que tout le monde désire. Une chose qu’on n’achète pas avec de l’argent. La vie, Barron. La vie elle-même. L’immortalité. Pensez-y. La vie qui ne s’arrête jamais, qui continue, pas pendant une pauvre centaine d’années mais des millénaires et des millénaires, la vie jeune, saine, forte, éternelle. Pensez à ce que cela signifie chaque matin quand on se lève, quand on sait qu’on a ça pour l’éternité… la saveur d’un repas, le corps d’une femme, l’odeur de l’air pur… tout ça pour vous, et pour l’éternité. Qui ne vendrait son âme pour avoir tout ça ?
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