Il inclina la tête, capta dans le creux de ses yeux les reflets du luminaire sur le comptoir brillant, entrouvrit les lèvres pour laisser voir le bout d’une langue molle, fidèle au jeu de Bug Jack Barron.
Comme fascinés, les yeux bruns miroitants exprimèrent un instant l’embarras d’une petite fille surprise en train de regarder où il ne faut pas, trous sans fond d’appétit à contenter. Elle haussa les épaules d’un air de dire je renonce à jouer au plus fin avec ce type, ses épaules retombèrent, elle appuya ses coudes au comptoir et s’entoura le visage des deux mains sans cesser de le regarder dans les yeux. Puis elle sourit, langue rose entre ses deux lèvres mouillées.
— Je crois que vous êtes un ignoble porc, dit-elle doucement. Vous aimez jouer avec la tête des gens, et en ce moment vous jouez avec la mienne. Il y a longtemps que je me serais levée si vous n’étiez pas si fort à ce jeu.
— C’est de cette façon que je remplis la marmite. Vous voulez que je fiche le camp ? Préférez-vous que j’admire vos qualités intellectuelles ? Ou préférez-vous me laisser jouer avec votre… tête ? Ce n’est pas tellement désagréable si vous vous laissez faire et si vous fermez les yeux.
— Je ne vous aime pas du tout, Jack Barron, dit-elle, mais au même moment il sentit ses ongles sur sa cuisse à travers le tissu de son pantalon.
— Mais vous ne doutez pas un seul instant que vous allez aimer ce que je vais vous faire, c’est bien ça ?
— Je dois être attirée par l’odeur du sang, comme vous dites, répondit-elle (avec un sourire farouche de petite fille perdue qui provoqua en lui un frisson de déjà vu, sourire déjà vu de fille hip aux cheveux de miel, à la carapace fragile), même si c’est le mien. Un homme comme vous doit sentir ça du premier coup chez une fille ? O.K., monstre, menez-moi à l’abattoir.
Pas plus difficile que ça, pensa Barron. Et c’est aussi bien pour toi, ma poupée. Parce qu’il y en a douze autres aussi assoiffées d’action qui attendent, dans ce bar et dans une douzaine d’autres, douze filles aux cheveux de miel… (mollo, Jack, baby !).
— Allons dans l’antre du monstre, dit-il en prenant sa main sèche et glacée. Je vous promets que vous aurez quelque chose à raconter à vos petits-enfants.
Ce genre de levage instantané était une spécialité du mercredi soir, après le rituel de l’émission, et Claude, le portier, n’esquissa pas l’ombre d’un clin d’œil complice dans le dos de la fille aux cheveux de miel à qui il ouvrait la porte. Cet enculé de Claude commence à avoir l’habitude, se dit Barron tandis que l’ascenseur du penthouse s’élevait sans bruit. Je me fais l’effet d’un putain de fétichiste. Depuis combien de temps dure ce cirque du mercredi soir ? Combien de Sara-du-mercredi-soir… (mollo, Jack, mon vieux – trop tard, à qui crois-tu la faire ?).
Au moment où l’ascenseur s’arrêta, Barron regarda la fille sans nom qui lui tenait la main, vit ses cheveux teints couleur de miel, ses grands yeux bruns, son corps plastique, fait pour baiser, vit la dernière en date d’une interminable file de blondes aux grands yeux aux cheveux de miel dont le point commun était qu’elles n’étaient pas Sara. Il se sentit pris au piège, comme une créature enfermée dans un montage électronique, éprouva quelque chose de plus fort que le désir charnel et de plus faible que l’amour pour la fille sans nom, la fille qui convoitait l’image-phallique-en-couleurs-vivantes de Jack Barron de renommée mondiale. Donnant, donnant, se dit-il, comme pour le contrat d’Hibernation de Benedict Howards : baise-moi avec ton image, chérie, et je te baise avec la mienne.
La porte de l’ascenseur coulissa et Barron précéda la fille dans le hall d’entrée privé avec sa moquette en peau d’ours et son panneau mural kinesthopique (cascades de vibrations atténuées, spirales alternées jaunes et bleues, bousculant la rétine, instabilité étudiée image par image), puis la conduisit silencieusement par le corridor obscur aux portes fermées à l’inévitable stupéfaction du living-room.
Au vingt-troisième étage d’un immeuble new-yorkais des États-Sixties, Jack Barron vivait en Californie du Sud. Le corridor débouchait sur une galerie en surplomb agrémentée d’un bar et de tabourets, dominant un vaste living-room à moquette rouge. La paroi opposée était faite de surfaces de verre coulissantes qui s’ouvraient sur une terrasse décorée de caoutchoucs entrelacés et de palmiers nains. Comme toile de fond, le halo permanent des lumières de Brooklyn et de l’East River. Le plafond du living-room était un énorme dôme à facettes en plexiglas transparent. Le mobilier : un mur entier d’appareils électroniques encastrés – écrans de télévision en couleurs et en noir et blanc, magnétoscope, magnétophone, équipement stéréo, modulation de fréquence et d’amplitude, orgue chromatique, vidphones, blippeurs, consoles de contrôle couplées – sofas en tapisserie bleue, rouille et orangée, coussins de cuir noir, banquettes en séquoia assorties d’une douzaine de petites tables, selles de chameaux, petits tas au nombre de six de coussins multicolores style oriental disposés autour d’un foyer dallé de trois mètres sur trois encastré dans le sol (type automatique à appel d’air latéral) d’où s’élevaient déjà des flammes (activées automatiquement depuis le hall d’entrée) qui projetaient de longues ombres vacillantes et pourpres.
Barron mit en marche une console de commande à distance (il y en avait pour tous les gadgets éparpillés dans l’appartement) et un montage musical enregistré de sa composition fit vibrer électriquement l’air tandis que l’orgue chromatique faisait scintiller les facettes du dôme de couleurs changeantes en harmonie avec la musique.
La fille aux cheveux de miel le regarda en ouvrant de grands yeux (yeux de Berkeley, admiration pour le héros du campus, militant des Bébés Bolcheviques, yeux de vénération, elle avait ces yeux-là avant de lui faire une pompe), et bredouilla :
— Monsieur Barron…
Barron chassa les réminiscences, se durcit, capta dans ses cheveux, dans sa bouche, dans le creux de ses yeux les reflets vacillants de l’orgue chromatique, la chaleur du foyer, et dit d’une voix aux résonances sardoniques :
— Et vous n’avez pas encore vu la chambre à coucher !
— Je crois que j’aimerais la voir, dit-elle d’une voix âpre de petite fille. Cela risque d’être impressionnant.
Barron se mit à rire. Il se vit soudain à côté de cette fille dont il ne connaissait pas le nom, dont l’odeur était plus réelle que l’odeur-image de Sara. Elle vaut le coup, se dit-il en descendant avec elle les marches de séquoia et en la conduisant vers la chambre à coucher. Ce soir c’est elle que je veux baiser, pas Sara.
Comme un animal dépourvu de pensées, puissant, protubérant, phallique, il lui ouvrit la porte et ils pénétrèrent à l’intérieur vers l’extérieur.
Une douce nuit de mai new-yorkaise, et la chambre à coucher s’ouvrait entièrement face à eux du sol au plafond et d’un mur à l’autre sur les palmiers nains de la terrasse ciel ouvert sur le halo nocturne de la cité le plafond un dôme de verre transparent donnant sur un ciel noir sans étoiles la moquette épaisse et sensuelle ondulant sous l’effet de la brise venue librement du dehors le grand lit circulaire surélevé au milieu de la pièce, illuminé par des projecteurs de lumière dorée dissimulés dans la boiserie semi-circulaire autour du lit couverte de lierre véritable (rayons encastrés aux livres précieux, console de contrôle électronique). Bruit de la mer enregistré dans le lointain, bruits d’insectes bruits de nuit tropicale remplaçant la musique lorsque Barron ajusta la console murale.
Читать дальше