Howards hésita, plissa les lèvres, tourna son pouce dans une narine, prit une large inspiration et répliqua :
— Je veux vous engager pour un travail particulier. Je n’ai pas besoin d’un associé. Vous posez des questions sur des choses qui ne vous regardent pas. Si je vous paie si cher, c’est que je puis me le permettre aisément. Mais mettez-y des exigences, et vous pourrez vous l’accrocher. Ne forcez pas trop votre chance, Barron.
C’est bien ça, se dit Barron. Il veut à tout prix se payer un larbin. À n’importe quel prix. Ainsi tu crois me faire peur, Bennie-boy ? Détrompe-toi, ou tu vas déguerpir en quatrième vitesse. L’enjeu est trop élevé pour qu’on puisse me bluffer. Tu as peut-être le fric et le pouvoir, mais pour ce qui est de jouer au chat et à la souris avec Jack Barron, il faudra repasser, monsieur Howards.
— Ne forcez pas non plus la vôtre, Howards, dit-il. Vous ne pouvez pas m’acheter. Louer mes services, peut-être, mais je conserve ma liberté. Ou bien vous me dites la vérité, sans cachotterie aucune, et vous recrutez peut-être un allié, ou vous continuez à vous foutre de moi, et vous vous faites un ennemi. Et je ne crois pas que ça vous plairait de m’avoir pour ennemi – vous tenez trop à ce que nous nous entendions.
— Croyez-moi, dit Howards, ça ne vous avancerait à rien de chercher à en savoir plus. Je ne suis pas un marchand de drogue ou de voitures, et je ne suis pas dans le show-business. Je joue pour le sang. Laissez tomber, vous n’êtes pas sur votre terrain. C’est bien trop… au-dessus de votre tête, et ça ne vous regarde pas. Pensez plutôt à l’éternité, et ne gâchez pas vos chances en fourrant votre nez dans le moulin à viande. C’est oui ou non, Barron, et tout de suite. Inutile de discuter davantage.
— Vous avez déjà eu ma réponse. Elle est à prendre ou à laisser.
— Écoutez, ne nous emballons pas, fit Howards dans une nouvelle et incompréhensible volte-face. Je vous donne une semaine. Réfléchissez. Pensez aux asticots… et à l’éternité !
Bordel ! pensa Barron. Cette fois-ci, Bennie-boy, je te tiens par les couilles ! Bennie Howards ne revient pas sur un ultimatum à moins qu’il ne soit sûr que la réponse est non et qu’il ne puisse à aucun prix se passer des services du bon Jack Barron. Dans ce cas, laisse-moi te dire qu’avant que ce soit oui, tu vas en baver !
— O.K., dit-il. Une semaine pour que nous réfléchissions tous les deux. (Et il ajouta in petto :) C’est mercredi prochain que vous allez comprendre votre douleur, monsieur Benedict Howards !
— Tu feras ce que je te dis, Vince, déclara Jack Barron à l’adresse de Gelardi dont le visage se détachait, incrédule et gris, sur l’écran du vidphone. C’est encore moi le patron de l’émission et j’aurai ce que je veux.
— Je ne saisis plus, dit Gelardi. L’autre jour tu m’engueules parce que je te colle un type qui chatouille un tout petit peu l’épiderme de Howards, et aujourd’hui tu veux lui filer un coup de godillot en plein dans les parties. Qu’est-ce qui s’est passé depuis ?
Barron hésita, conscient du circuit électronique écran-caméra-point de phosphore sur écran de vidphone qui transmettait parole pour parole à Gelardi, mollo, Jack, baby, trop de choses en jeu ce coup-ci, déjà un contrat d’Hibernation gratis, il faut que je voie quels atouts Howards a encore dans la manche, prêts à être mis sur la table, mille regrets, Vince, chacun pour soi, cette partie je la joue tout seul.
— Il s’est passé que Bennie Howards est venu me rendre visite il y a à peu près une heure.
— L’émission l’a rendu furax.
— Tu parles ! J’ai encore la trace de ses doigts autour de ma gorge. Il a menacé de tout casser, de couler l’émission en faisant pression sur les commanditaires, de me faire mettre sur la liste noire par ses larbins de la F.C.C. et tout le paquet.
— Tu l’as calmé ? demanda nerveusement Gelardi.
Régisseur de mon cœur, pensa Barron, tu as peur de perdre ta planque, hein ? Chaque fois que je tire un pet de travers tu as les miches qui font bravo.
— Le calmer ? fit-il à haute voix. Tu penses comme je l’ai calmé. Je l’ai envoyé se faire empapaouter chez les Grecs.
Gelardi émit un bruit grossier en secouant la tête et en roulant les yeux vers le haut. Barron sourit, calculant intérieurement. Il faut que j’accouche d’une bonne raison, pour faire passer la pilule, se dit-il. Faire croire à Vince que le seul moyen de sauver l’émission c’est d’attaquer Howards à coups de genou dans les burnes.
— Tu veux que je te dise, tu es cinglé, Jack ! fit Gelardi le plus sérieusement du monde. Tu passes ton temps à me répéter qu’il ne faut pas tirer la queue des tigres, et qu’est-ce que tu fais maintenant, tu fais piquer une crise à Howards et au lieu de lui passer la main dans le dos tu l’envoies chier. Et comme si on n’avait pas assez d’emmerdements pour le moment, tu voudrais faire une émission entièrement dirigée contre lui. Tu t’es bourré la gueule avec quelque chose de plus fort que les Acapulco Golds, ou quoi ?
— Écoute, Vince. En deux mots, nous avons des ennuis. Howards est convaincu que je lui en veux à mort, et je n’ai rien pu faire pour le persuader du contraire. Il m’a prévenu qu’il était parti pour avoir ma peau, et tu sais comme moi qu’en y mettant le temps il y parviendra. À ce stade, sachant qu’il n’écouterait pas la douce voix de la raison, je lui ai dit d’aller se faire foutre et je l’ai menacé à mon tour. Je lui ai dit que ce qui s’est passé cette semaine c’était de la plaisanterie à côté de ce qui l’attend s’il continue à vouloir me chercher des crosses. C’est pourquoi on lui colle la prochaine émission dans les fesses, histoire de lui montrer que ce n’étaient pas des paroles en l’air et que même un type de la stature de Howards n’a rien à gagner à faire vraiment suer Jack Barron. La prochaine fois il se tiendra à carreau. Il croit que son projet de loi passera comme une lettre à la poste. Je veux lui prouver que je peux tout remettre en question si seulement il me donne assez de raisons de courir le risque. Nous lui montrerons nos griffes, et il rentrera les siennes. Comprende, paisan ?
— Oh, mon ulcère ! gémit Gelardi. Je comprends la nécessité maintenant, mais la direction du réseau va en attraper la chiasse.
— Ne t’occupe pas d’eux. Il y a trois autres réseaux de télévision qui donneraient beaucoup pour avoir Bug Jack Barron, et ils le savent. Tant que Howards aura trop la frousse pour intervenir, la direction gueulera, mais ne fera rien. Idem pour nos sponsors. Avec le fric que fait l’émission ils s’achèteront de quoi soigner leurs ulcères. Le problème, c’est : quel genre d’appel allons-nous pouvoir utiliser contre Howards mercredi prochain ? Nous ferons un truc bidon si nous ne pouvons pas faire autrement, mais ça ne me dit pas grand-chose. Si Howards ou bien le réseau ou la F.C.C. s’apercevaient que nous avons truqué une émission…
— Si on faisait la scène du lit de mort ? suggéra aussitôt Gelardi.
Sacré vieux Vince, pensa Barron. Sortez-lui n’importe quelle histoire, et il ne marche pas, il court.
— Du lit de mort ?
— Ouais, on reçoit au moins une demi-douzaine d’appels par semaine, dans le genre larmoyant. La régie a ordre de ne pas les laisser franchir le premier écran. Un type est en train de crever, lentement mais sûrement, la plupart du temps du cancer, la plupart du temps aussi avec l’aide sociale ou une maigre pension d’État, et toute la famille s’assemble autour du vidphone avec le macchabée comme pièce principale du décor, et t’appelle pour que tu demandes à la Fondation d’accorder au vieillard un contrat d’Hibernation à l’œil. Du vrai mélo, quoi. Il y a même toutes les chances pour qu’on dégote un moribond en assez bon état pour faire une partie des frais de la conversation. Et on peut aussi ajouter quelque chose sur le préjugé racial, si tu veux.
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