Hum, pensa Barron, je vois ça d’ici. Dix minutes, un quart d’heure peut-être de pleurs atroces, et je fais passer Bennie (pas question qu’il ne réponde pas ce coup-ci) pendant tout le reste de l’émission. Quelques coups de lanière cinglante pour commencer, ensuite à lui de se dépatouiller, puis le fouet à nouveau, et je le laisse marquer un ou deux points, puis un nouveau coup de soulier dans les balloches, pour qu’il comprenne bien sa douleur. Lui montrer que je peux le laisser sur le tapis quand je veux, mais remettre à plus tard le coup de grâce, que la poule aux œufs d’or puisse pondre encore une fois – sans compter que ça fera une émission du tonnerre !
— Ça me plaît, ça me plaît, dit-il. Mais laissons le problème racial pour cette fois. Il s’y attend, et je préfère frapper là où il n’est pas préparé. Fais-toi passer directement tous les appels de lit de mort, et transmets-moi le plus saignant que tu pourras trouver.
— C’est toi le boss, Jack, mais personnellement cette histoire me fout la frousse. Une petite erreur de tir, et au lieu de caner, Howards va s’affoler et nous faire le coup de l’avion-suicide. C’est de la corde raide, avec pour balancier et ton job et le mien.
— C’est la règle du jeu, Vince. Tu me pousses sur la corde, et je fonce. Aie confiance dans le vieil oncle Jack.
— Je te fais confiance comme à mon propre frère, dit Gelardi.
— Je ne savais pas que tu avais un frère.
— Ouais. Il fait ses dix ans à Sing Sing pour faux et usage de faux. On se reverra dans la poêle à frire, Jack.
— Propre ? dit Benedict Howards, ignorant son collaborateur au visage vide de gratte-papier et admirant par la grande baie vitrée les murs blancs du Complexe central d’Hibernation de Long Island, monolithe à la gloire de l’immortalité qui s’élevait comme un démenti à l’incompétent Wintergreen, serviteur de la mort cercle noir qui s’estompe, complice irresponsable de Jack Barron. Personne n’est tout à fait propre, Wintergreen, répéta Howards, et certainement pas quelqu’un avec un passé aussi chargé que ce Jack Barron : Fondateur de la Coalition pour la Justice Sociale ; ex-agitateur de Berkeley ; ami d’enfance de toute la racaille prochinoise du pays… et vous osez venir me dire en face que Barron est propre ? Propre comme une fosse d’égout, oui.
Wintergreen tripota l’épais dossier de carton jaune qu’il tenait dans ses mains et qu’il ne cessait de retourner nerveusement sur ses genoux.
— C’est-à-dire que dans ce sens, oui, monsieur Howards, vous avez raison. (Oui, monsieur Howards. C’est tout ce que ce damné singe sait dire, pensa Howards.) Mais j’ai là un dossier complet sur Barron, et je ne vois rien que nous puissions utiliser contre lui. Absolument rien. J’engage ma réputation là-dessus, monsieur.
— Vous engagez bien plus que votre soi-disant réputation, répliqua Howards. C’est votre job qui est en jeu, et aussi votre place dans un Hibernateur. Je n’ai pas l’intention de continuer à payer un « directeur des recherches personnelles » pour qu’il me chie un tas de papiers sans valeur alors que c’est la tête d’un homme que je veux. Vous êtes payé pour trouver un levier à utiliser contre Jack Barron, et vous le trouverez.
— Mais je ne peux pas fabriquer quelque chose qui n’existe pas, gémit Wintergreen. Barron n’a jamais appartenu à aucune organisation subversive, comme certains de ses amis. On ne peut l’associer à rien de plus compromettant que quelques manifestations techniquement illégales, et par les temps qui courent ce genre de chose est propre à faire de lui un héros plutôt qu’un criminel. Il n’appartient plus à la C.J.S. : il l’a quittée un an après avoir eu son émission de télé. Il gagne beaucoup d’argent, dépense libéralement mais ne s’endette jamais. Il couche avec un grand nombre de femmes non mariées, ne se livre à aucun vice illégal, n’absorbe aucune drogue interdite par la loi. Il n’y a rien dans tout cela que nous puissions retourner contre lui, et c’est dans ce sens, le sens où vous l’entendez, monsieur, qu’on peut dire qu’il n’a absolument rien à se reprocher. (Wintergreen reprit son dossier, qu’il se mit à plier nerveusement sur les bords).
— Cessez de jouer avec ce dossier ! éclata Howards. (Foutu crétin. Ce pays est rempli de crétins qui ne sauraient pas retrouver leur cul sans s’aider d’une boussole.) Donc, nous ne pouvons pas faire chanter Barron, dit-il en savourant l’effet produit sur Wintergreen par la brutalité de l’expression « faire chanter ». Ce type-là, vivre immortel ? pensa-t-il. Ce besogneux terne et foireux, immortel ? L’immortalité est pour ceux qui ont des couilles, qui ont eu le courage de lutter, de s’élever des plaines stériles du Texas aux cercles du pouvoir cercles d’éternité, les autres sont juste bons à jeter aux poubelles cercle noir qui s’estompe, n’ont que ce qu’ils méritent – comme ce minable trouillard de Hennering.
— Il est possible qu’on ne puisse pas le faire chanter, reprit Howards, mais n’importe qui peut être acheté, une fois qu’on connaît son prix.
— Vous lui avez déjà proposé ce qu’il y a de plus élevé, un contrat d’Hibernation, et il n’a pas accepté.
— Il n’a pas refusé non plus. Je m’y connais en hommes, j’ai assez de flair pour évaluer le prix de chacun. C’est ce qui m’a permis d’arriver où je suis. Vous, par exemple, je connais le vôtre jusqu’au dernier dollar, plus d’argent que vous ne pouvez en dépenser et une place réservée dans un Hibernateur. Et vous m’appartenez entièrement parce que j’ai les moyens de vous payer votre prix. Barron n’est pas différent de vous ni de n’importe qui. Il a envie de ce contrat, vous pouvez parier là-dessus. Il est prêt à marcher avec moi sous certaines conditions. Pour le prix que j’offre, il fera ce que je dis tant que je répondrai à ses questions et qu’il aimera les réponses. Je peux louer ses services jusqu’au moment où il jugera qu’il peut me trahir en toute impunité. Mais une fois le contrat signé, rien ne l’empêchera de me trahir aussitôt. Et Barron n’est pas homme à faire quoi que ce soit pour moi avant d’avoir signé. Avec un type comme ça il faut faire attention. Je veux qu’il ne puisse pas s’échapper. Et pour le tenir entièrement, un contrat d’Hibernation n’est pas un prix assez élevé. C’est pourquoi j’ai besoin de vous. Il doit y avoir quelque chose qu’il désire plus que de l’argent et qu’il ne peut pas obtenir par lui-même.
— Euh… il y aurait bien son ex-femme, dit Wintergreen en hésitant. Mais je ne vois pas comment nous pourrions…
— Ex-femme ? tonna Howards. (Scribouillard de mes deux, septuagénaire pouffi, tu ne vois pas que ça crève les yeux ? Un égomaniaque comme Barron a nécessairement quelque part une femme qui signifie plus pour lui qu’une vulgaire partie de jambes en l’air. Comment disent-ils, ces intellectuels hippies, Bolcheviks de mes fesses ? Pour lui baiser la tête. Oui, il a sûrement une femme pour lui baiser la tête, donc elle peut faire elle aussi guili-guili avec la sienne.) Eh bien, accouchez donc, imbécile ! Qui est cette ex-femme ? Pourquoi se sont-ils séparés, s’il tient toujours à elle ? C’est ce que je cherchais depuis le début, triple idiot ! Est-ce qu’il faut que ce soit toujours moi qui pense à tout ?
— J’ai bien peur que ce ne soit sans espoir, monsieur Howards, répondit Wintergreen en tripotant à nouveau son dossier jaune. (Howards faillit se remettre à hurler, puis se ravisa. Ne pas s’emporter, patience, j’ai l’éternité devant moi, j’ai tout mon temps.) Elle s’appelle Sara Westerfeld, monsieur Howards. Elle habite ici, à New York, au village. Elle est spécialisée dans la décoration kinesthopique. Elle a connu Barron quand il était étudiant à Berkeley. Ils ont vécu ensemble un ou deux ans avant de se marier, puis ont divorcé deux ans après qu’il a eu l’émission. J’avais pensé à elle, monsieur Howards, et j’ai fait une enquête. Mais ça se présente très mal… Elle a la carte de la C.J.S., et elle soutient activement la Ligue pour l’Hibernation publique. Vous savez ce que ces gens-là pensent de nous. Et d’après les renseignements que j’ai pu avoir, elle déteste Barron autant qu’elle nous déteste. C’est en rapport avec le fait qu’il est devenu une grosse vedette de la télévision.
Читать дальше