Il lui semblait à présent entendre un bourdonnement semblable à celui d’un essaim d’abeilles. Il en reconnut l’origine au bout d’un moment : une puissante matrice sans la moindre protection. Un frisson de peur le parcourut. Cet homme-chat est complètement fou ! Fou ou plus puissant qu’un humain ou qu’une gardienne ! Il faudrait un Cercle d’au moins quatre esprits pour manipuler un écran de matrice de cette taille !
On ne trouvait jamais de telles matrices à l’état naturel. Elles avaient été faites artificiellement, du temps où la technologie des matrices était à son apogée. Le grand chat avait-il trouvé celle-ci, accident de la nature, ou l’avait-il fabriquée lui-même ? Comment, par les neuf enfers de Zandru, arrive-t-il à manipuler cet engin ? Je ne voudrais toucher cette matrice pour rien au monde !
Le fantôme d’Andrew lui fit signe à nouveau. À la lueur de la pierre-étoile, il vit des piliers massifs de structure cristalline, d’énormes stalagmites et stalactites qui joignaient le sol à la voûte. Partout régnait une humidité de cave, accompagnée du suintement de l’eau et du bourdonnement de la matrice. Damon pensait qu’il n’aurait qu’à écouter pour retrouver son chemin. Mais il verrait plus tard. Pour le moment, il importait de trouver Callista avant que le grand chat ne se rende compte qu’il était là et qu’il n’envoie l’un de ses acolytes lui trancher la gorge. Au fond de la cavité, deux passages s’enfonçaient dans le noir, au fond desquels on voyait de pâles lumières. Il s’arrêta un instant, indécis, puis aperçut, au fond du couloir de gauche, la silhouette d’Andrew Carr. Il la suivit, et après avoir perdu l’équilibre par deux fois – bien sûr, Andrew se trouvant dans le surmonde, il ne pouvait pas buter contre les obstacles –, il se concentra sur sa pierre-étoile pour faire naître une boule de lumière magique. C’était bien peu, et Damon avait l’impression que cette lumière était atténuée par la proximité de l’énorme gemme, mais il réussit à accumuler assez de force pour produire un peu d’éclairage. Sacrement utile, ça aussi. Comment pourrais-je me battre, en cas de besoin, en tenant une torche dans l’autre main ?
La silhouette d’Andrew avait disparu de nouveau. Oui, il a raison. Il doit être allé trouver Callista. Lui dire que nous venons à la rescousse.
Dans l’ombre, au-delà de la lumière magique, quelque chose bougea, et une voix se fit entendre dans le langage-miaulement des hommes-chats. La voix se transforma soudain en grondement. Damon vit une lame incurvée luire hors du cercle de lumière. Le bourdonnement dans sa tête le rendait fou, lui faisait mal. Il tira son épée, la leva, mais dans sa main, elle n’était qu’un poids mort et encombrant. Dom Esteban… Il essaya frénétiquement de rétablir le contact, mais il n’y avait rien, seulement ce bourdonnement, ce son qui estompait le reste, cette douleur.
L’épée courbe commençait à siffler autour de lui. Sans savoir comment, il parvint à lever le morceau de métal inerte, à placer une barrière d’acier en travers de la trajectoire meurtrière. Suffoquant de peur, il mit son corps épuisé en position, para automatiquement, craignant, en attaquant, de se rendre vulnérable. Il était seul, il devait se battre avec ses seules forces !
L’entrée de la caverne ! Dom Esteban ne pouvait pas l’atteindre à travers la barrière ! Je suis mort ! pensa-t-il.
En une fraction de seconde, il se rappela les années de leçons assommantes – toujours le pire escrimeur parmi les garçons de son âge, le maladroit, celui qui n’était tout simplement pas fait pour les arts de la guerre. Le lâche. Engourdi de terreur, et comme s’il traînait son épée dans de la glu, il para les bottes savantes de son assaillant. Il était perdu. Il était incapable de se défendre contre des hommes qui se battaient dans le style qui lui avait été enseigné. Comment pourrait-il tenir tête à ces as d’une technique totalement étrangère ? Il recula, affolé, apercevant du coin de l’œil une autre sentinelle qui venait se joindre à la première. En un instant, il aurait à se battre contre deux – s’il vivait assez longtemps. Il vit la lame s’abattre sur lui en un coup qu’il n’aurait jamais pu parer, bien qu’il sût de quelle manière Dom Esteban l’aurait fait.
La lame arriva sur lui prestement, comme il l’avait prévu. Mais il vit avec un soulagement profond que la position de l’homme-chat rendait ce dernier vulnérable, et il lui plongea instantanément l’épée dans le corps. La seconde sentinelle se jeta sur Damon au moment même où il dégageait son arme. Damon se tourna pour lui faire face. Il savait maintenant comment Dom Esteban attaquerait celui-là, et comme son esprit formulait cette pensée, son bras se détendit, recula. Le félin para. Damon projeta tout son corps en avant et transperça la gorge de l’homme-chat ; l’épée de ce dernier s’abattit sur la sienne en une faible parade.
Il libéra rapidement sa lame. Le troisième homme-chat s’accroupit, prêt à bondir, et se mit à reculer à travers la grotte, la lame levée, prête à s’abattre sur lui en tournoyant. Damon s’avança vers lui, prudemment, et attendit…
Les secondes semblèrent des heures, et son corps ne fit rien qu’il ne lui eût commandé. Il se concentra sur le lien… rien. Seulement l’énorme vibration de la matrice géante, quelque part dans la cave, toujours invisible, mais présente, effroyable. Dom Esteban ne pouvait atteindre Damon là-dedans. Ne l’avait pas atteint. Damon n’avait pas été en contact avec Esteban, et il manqua lâcher son épée en réalisant qu’il venait de tuer deux hommes-chats de lui-même.
Et il allait en tuer un autre. Immédiatement.
Pourquoi pas ? Il avait toujours compris les astuces de l’escrime, il avait appris avec des maîtres, bien que l’entraînement lui parût hors de portée… c’était peut-être là le problème. Il avait toujours pensé à la vie plus qu’il ne l’avait vécue. Son corps et son esprit avaient toujours été séparés. Peut-être que le contact avec Dom Esteban avait enseigné directement à ses nerfs et à ses muscles comment réagir…
L’homme-chat gronda et détendit son corps vers Damon qui se jeta à terre en tendant l’épée devant lui, se rattrapant de l’autre main sur la roche. La lame-griffe siffla au-dessus de sa tête. En vain. Mais quelque chose d’humide et de gluant jaillit sur son bras. Il libéra son épée d’un coup sec et se releva. À présent, où était Callista ? Vite, avant que le grand chat ne découvre…
Il chercha Andrew des yeux et l’aperçut, une fraction de seconde, au bout du corridor. Puis Andrew disparut…
Andrew, absorbé, vivait la bataille avec Damon quand il entendit tout à coup un cri, et aperçut Callista. Elle était allongée sur le sol à ses pieds, et il réalisa alors qu’il était descendu très bas, dans les profondeurs de la grotte, où les parois rocheuses émettaient un reflet phosphorescent vert pâle. Il vit alors Callista ouvrir des yeux terrifiés et une ombre se glisser vers elle. Callista se leva précipitamment et recula, les bras tendus pour toute défense. L’homme-chat tenait une dague courbe, et Andrew se mit à courir vers lui, désespéré.
J’ai besoin de mon corps, je ne peux pas la défendre du surmonde… Pendant un instant, il hésita entre la grotte où Callista fuyait devant le couteau de l’homme-chat, et la chambre à l’étage supérieur d’Armida, où Ellemir surveillait son corps. Je ne peux pas réintégrer mon corps, je dois rester avec Callista… Puis il y eut un éclair bleu, un choc électrique pénible, et Andrew tomba rudement sur ses pieds dans la grotte sombre en se tordant la cheville.
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