Damon sentit le froid le saisir de nouveau et frissonna. La plaine semblait trembler sous ses pieds. Il savait que s’il comptait rester dans le surmonde, il lui fallait se remettre en route. Cela le réconfortait de parler à Leonie, mais s’il devait continuer à chercher Callista, il ne devait pas s’attarder.
Leonie avait apparemment suivi sa pensée et compris sa résolution.
— Eh bien, cherche, dit-elle. Je te donne ma bénédiction.
Comme elle levait la main pour le geste rituel, sa silhouette s’estompa, et Damon s’aperçut qu’il ne se trouvait plus sur les dalles familières au pied de la tour, mais qu’il se déplaçait rapidement sur la plaine grise, vers les ténèbres. Il faisait de plus en plus froid, et il frissonna dans le vent glacial qui sortait de là par rafales. La contrée des ténèbres, se dit-il lugubrement. Pour se protéger du froid, il s’imagina vêtu d’une épaisse cape vert et or. Il se sentit légèrement mieux et reprit sa course ; il se déplaçait de plus en plus lentement, comme si une force invisible venue de l’ombre le repoussait, toujours en arrière. Il lutta avec acharnement en appelant Callista. Si elle se trouve sur ce niveau, elle doit m’entendre, se dit-il. Mais comment pouvait-il, lui, espérer réussir, là où Leonie avait échoué ?
L’obscurité afflua, comme un énorme nuage bouillonnant, et lui apparut subitement peuplée de formes noires et tordues, de visages sinistres à peine visibles. Des membres sans corps lui adressaient des gestes inquiétants, puis disparaissaient. Damon sentit la peur l’étreindre, et fut rempli du désir de se retrouver dans son corps solide, dans son monde solide, devant la cheminée d’Armida… Il entendait vaguement des menaces et des cris.
Va-t’en ! Retourne, ou tu vas mourir !
Il continua péniblement, se forçant un passage à travers la pression qui le repoussait. Entre ses doigts, le papillon de Callista semblait briller, vibrer, et il comprit qu’il se rapprochait d’elle, de plus en plus près…
— Callista ! Callista !
En l’espace de quelques secondes, l’épais nuage noir s’éclaircit, et il entrevit une ombre menue, dans une fine chemise de nuit déchirée, les cheveux défaits et emmêlés, le visage bouffi de douleur et de larmes. Elle étendit les mains vers lui, comme pour le supplier, et ses lèvres remuèrent, mais il ne put entendre ce qu’elle disait. Puis l’obscurité l’enveloppa de nouveau, et subitement, il aperçut des lames d’épées, de forme curieuse, qui fendaient l’air.
Rapidement, Damon se déplaça, et promptement transforma la chaude cape en armure. Il était temps. Il entendit les épées à moitié visibles s’y abattre et sentit momentanément un élancement douloureux près du cœur.
Les épées battirent en retraite dans l’ombre, et Damon essaya de nouveau d’avancer. Alors, l’obscurité se remit à bouillonner, comme les tourbillons d’une tornade, et, de la volute noire, une voix malveillante se fit entendre.
— Va-t’en. Tu ne peux pas venir ici.
Damon ne se laissa pas démonter et essaya de stabiliser le sol sous ses bottes en se représentant un dallage familier, afin que son adversaire et lui fussent sur le terrain de son choix. Mais en dessous de lui, la surface ondula comme de l’eau jusqu’au moment où il se sentit étourdi. Alors la voix reprit, d’un ton impérieux :
— Va, te dis-je. Pars, avant qu’il ne soit trop tard.
— De quel droit me dites-vous de partir ?
— Du droit du plus fort. J’ai le pouvoir de te faire partir, et je vais le faire. Pourquoi provoquer une bataille pour rien ?
Damon ne bougea pas, bien qu’il se sentît osciller d’une manière qui lui donnait mal au cœur et lui fit battre douloureusement les tempes.
— Je m’en irai si ma cousine vient avec moi.
— Tu vas partir immédiatement, répliqua la voix. Un énorme souffle souleva Damon qui perdit l’équilibre. Il se débattit contre le tourbillon noir.
— Montrez-vous ! Qui êtes-vous ? De quel droit êtes-vous ici ? cria-t-il.
Il tenait toujours la pierre-étoile dans la main. Il la brandit au-dessus de sa tête, comme une lanterne, remplissant les ténèbres d’un éclat éblouissant. Il vit une silhouette de grande taille, une tête de chat à l’air féroce, et d’énormes griffes…
À ce moment-là, un souffle le secoua. L’obscurité s’éloigna, dans un tourbillon de vent hurlant, et Damon se retrouva seul sur ce qui semblait une pente glissante. Il était secoué par le vent, et la neige lui fouettait le visage comme des aiguilles effilées… de la neige épaisse, une tempête…
Il se remit à grand-peine sur ses pieds, réalisant qu’il venait de rencontrer quelque chose qu’il n’avait jamais rencontré auparavant. Il en avait la chair de poule, et il se crispa, sachant qu’il devait désormais se battre pour sa sécurité, pour sa vie…
Les télépathes de Ténébreuse apprenaient à travailler avec leurs pierres-étoiles qui avaient le pouvoir, lorsqu’elles étaient assistées de l’esprit humain, de transformer directement une énergie en une autre. Dans le domaine où leurs esprits évoluaient pour effectuer ce travail, il y avait d’autres êtres intelligents non humains, parfois même immatériels, qui venaient d’autres sphères d’existence. La plupart d’entre eux n’avaient rien à faire avec l’espèce humaine. D’autres avaient tendance, quand ils rencontraient des esprits humains dans leurs propres domaines, à s’insérer dans leurs affaires. Quelques-uns, touchés par des esprits habitués à se mettre en rapport avec eux, restaient en contact avec les humains, qui les représentaient sous forme de démons, parfois même de dieux. Le don des Ridenow, le don de Damon, avait été sciemment conçu et perpétué dans sa famille, pour leur permettre de percevoir les présences étrangères et d’établir un contact avec elles.
Mais il n’en avait jamais vu prendre une telle forme… le grand chat … Il était malveillant, et non pas simplement indifférent. Il l’avait jeté là, au niveau de la tourmente…
Damon essaya d’être logique. Le blizzard n’était pas réel. C’était un blizzard imaginaire, concrétisé par la pensée, et il lui suffisait d’aller se réfugier dans un monde où le temps était meilleur. Il se représenta le flanc d’une montagne ensoleillée… pendant un instant, la neige se calma, puis se remit à faire rage avec une force renouvelée. Quelqu’un était en train de projeter l’image de la tempête… quelqu’un ou quelque chose. Les hommes-chats ? En ce cas, Callista était-elle en leur pouvoir ?
Les rafales de vent redoublèrent de violence. Damon faiblit et tomba à genoux. Il essaya de lutter et se blessa en tombant sur la glace rugueuse. Il saignait, il se sentait gelé, faible…
Mourant…
Il faut que je quitte ce niveau, il faut que je retourne dans mon corps. S’il restait bloqué là, hors de son enveloppe corporelle, celle-ci survivrait quelque temps, alimentée artificiellement, impotente, dépérissant lentement, puis mourrait.
Ellemir, Ellemir ! appela-t-il, affolé. Réveille-moi, ramène-moi, sors-moi d’ici !
À plusieurs reprises, il cria, entendant le hurlement du vent emporter son appel au loin, dans l’obscurité remplie de neige meurtrière. Il essaya maintes et maintes fois de se relever, de se mettre au moins à genoux, ou même de ramper. Mais il ne fit que s’écorcher le visage, et ses mains saignaient…
Ses efforts devinrent de plus en plus faibles, et un sentiment d’impuissance totale, presque de résignation, l’envahit.
Je n’aurais jamais dû faire confiance à Ellemir. Elle n’est pas assez forte. Je ne m’en sortirai jamais.
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