La saveur ? C’était bizarre d’appliquer ce mot à Erythro, et pour le moment, il était dépourvu de signification. Genarr était protégé par son casque, respirait l’air du Dôme, ou du moins l’air qui avait été purifié et conditionné dans le Dôme. Il ne pouvait pas sentir la planète, ni la goûter, au sein de cet abri.
Cependant, il se sentait curieusement heureux. Ses bottes faisaient un peu craquer le sol. La surface d’Erythro n’était pas rocheuse, mais entre les graviers qui la composaient, il y avait quelque chose qu’on était bien obligé d’appeler de la terre. Il y avait eu assez d’air et d’eau pour briser la roche primordiale ; peut-être les innombrables billions de procaryotes omniprésents y avaient-ils patiemment travaillé aussi pendant des milliards d’années.
Le sol était moelleux sous ses pieds. Il avait plu la veille … la douce bruine d’Erythro, ou du moins de cette région d’Erythro. La terre semblait encore un peu humide et Genarr imagina les particules du sol, les minuscules fragments de sable, de terreau et d’argile, dont la pellicule d’eau avait été rafraîchie et renouvelée. Au sein de cette pellicule, des procaryotes baignant dans l’énergie de Némésis édifiaient à partir de protéines simples des protéines plus complexes, tandis que d’autres procaryotes, indifférents à l’énergie solaire, utilisaient celle de leurs semblables qui mouraient par milliards à chaque instant.
Marlène était à côté de lui. Elle avait les yeux levés et Genarr lui dit avec douceur : « Marlène, ne regarde pas fixement Némésis. »
La voix de la jeune fille lui parut naturelle. Elle n’exprimait ni tension ni appréhension. Elle était pleine d’une joie tranquille. « Je regarde les nuages, oncle Siever. »
Genarr leva les yeux vers le ciel sombre où, en faisant un petit effort, on pouvait détecter une faible lueur d’un jaune verdâtre. Les nuages de beau temps, doux et légers comme de la plume, reflétaient la splendide lumière orangée de Némésis.
Un curieux silence régnait sur Erythro. Il n’y avait rien qui puisse faire du bruit. Aucune forme de vie pour chanter, grogner, beugler, pépier, striduler ou grincer. Pas de feuilles pour bruisser, pas d’insectes pour bourdonner. Lors des rares orages, on pouvait entendre le roulement du tonnerre, et le vent soupirait parfois contre une grosse pierre … s’il soufflait assez fort. Par un jour paisible et calme comme celui-ci, on ne l’entendait pas.
Genarr parla, juste pour s’assurer qu’il n’était pas brusquement devenu sourd. (Il ne l’était pas, puisqu’il entendait le faible bruit de sa propre respiration.)
« Tu vas bien, Marlène ?
— Je me sens merveilleusement bien. Il y a un ruisseau, là-bas. » Elle hâta le pas jusqu’à courir presque, en traînant les pieds, entravée comme elle l’était par sa combinaison anti-E.
« Attention, Marlène. Tu vas glisser.
— Je fais attention. ». Sa voix n’était pas affaiblie par la distance : une onde radio la transmettait.
La voix d’Eugenia Insigna résonna soudain aux oreilles de Genarr. « Siever, pourquoi est-ce que Marlène court ? » Puis, presque aussitôt, elle ajouta : « Pourquoi cours-tu, Marlène ? »
La jeune fille ne se donna pas la peine de répondre, mais Genarr dit : « Elle veut juste regarder un petit ruisseau, Eugenia.
— Va-t-elle bien ?
— Évidemment. C’est merveilleusement beau ici. Au bout d’un moment, on oublie la stérilité du paysage … il ressemble plutôt à une peinture abstraite.
— Ne joue pas au critique d’art, Siever. Ne laisse pas Marlène s’éloigner.
— Je suis constamment en contact avec elle. En ce moment, elle entend ce que nous disons, et si elle ne répond pas, c’est parce qu’elle n’a pas envie qu’on l’ennuie. Eugenia, détends-toi. Marlène s’amuse. Ne lui gâche pas son plaisir. »
La jeune fille remontait en courant la rive du cours d’eau. Genarr n’éprouva pas la nécessité de la suivre. Laissons-la s’amuser, pensa-t-il.
Le Dôme était construit sur un affleurement rocheux, mais de petits ruisseaux coulaient doucement, s’entrelaçaient autour de lui et se réunissaient pour former une rivière assez large, à quelque trente kilomètres de là, et qui elle se déversait dans la mer.
Les ruisseaux étaient les bienvenus. Ils fournissaient au Dôme sa réserve d’eau naturelle, une fois qu’on en avait ôté les procaryotes (« tué » était le bon mot). Il y avait eu des biologistes, dans les premiers temps du Dôme, pour s’élever contre ce massacre, mais c’était ridicule. Les minuscules atomes de vie étaient si incroyablement nombreux sur la planète et pouvaient proliférer si vite que la tuerie effectuée lors de la purification de l’eau ne pouvait pas leur faire un tort mesurable. Puis la Peste se déclara, une hostilité vague mais forte se développa contre Erythro et nul ne se soucia plus de ce qu’on faisait aux procaryotes.
Maintenant la Peste avait apparemment cessé d’être une menace et des sentiments plus généreux pourraient de nouveau se manifester. Genarr éprouvait de la sympathie pour ces sentiments-là, mais que ferait le Dôme pour se procurer de l’eau ?
Perdu dans ses pensées, il ne regardait plus Marlène et un cri aigu lui perça soudain le tympan. « Marlène ! Marlène ! Siever, qu’est-ce qu’elle est en train de faire ? »
Il leva les yeux et allait répondre automatiquement que tout allait bien, quand il aperçut la jeune fille.
Sur le moment, il fut incapable de dire ce qu’elle faisait. Il se contenta de la regarder dans la lumière rose de Némésis.
Puis il comprit. Elle venait de détacher son casque et de l’ôter. Maintenant elle s’évertuait à enlever le reste de sa combinaison anti-E.
Il fallait l’arrêter !
Genarr essaya de l’appeler mais, dans son affolement, il ne put retrouver sa voix. Il voulut courir vers elle, mais ses jambes étaient lourdes comme du plomb et ne réagissaient plus aux ordres de son cerveau.
Il avait l’impression de vivre un cauchemar où des horreurs se produisaient sans qu’il puisse rien faire pour les empêcher. Peut-être que, sous la tension des événements, son esprit s’était dissocié de son corps.
Est-ce que la Peste est en train de s’abattre sur moi ? se demanda Genarr pris de panique. Et s’il en est ainsi, que va-t-il arriver à Marlène qui s’expose sans protection à la lumière de Némésis et à l’air d’Erythro ?
Depuis trois ans qu’Igor Koropatsky avait succédé à Tanayama à la tête du projet, Crile Fisher ne l’avait vu que deux fois.
Il n’eut cependant aucun mal à le reconnaître lorsque l’entrée-photo signala son image. C’était toujours le même personnage corpulent et cordial, du moins en apparence. Il était bien habillé et portait une grande cravate bouffante, à la dernière mode.
Fisher, qui avait passé la matinée à se détendre, n’était guère présentable, mais personne ne pouvait refuser de recevoir Koropatsky, même s’il arrivait à l’improviste.
Il afficha l’image pleine de tact représentant la silhouette humoristique d’un hôte (ou d’une hôtesse, car le sexe était volontairement ambigu), la main levée en un geste qui, pour tout le monde, signifiait « Une minute, je vous prie », sans avoir à le dire d’une manière plus brutale.
Fisher eut ainsi quelques minutes pour se peigner et rajuster ses vêtements. Il aurait pu se raser, mais il sentit qu’il serait impoli de faire attendre plus longtemps le directeur du TBI …
La porte glissa sur le côté et Koropatsky entra en souriant. « Bonjour, Fisher. Je sais que je vous dérange.
Читать дальше
Конец ознакомительного отрывка
Купить книгу