Étrange qu’elle éprouve toujours ce pincement douloureux … mais n’était-il pas devenu plus faible ? Elle avait l’impression qu’elle ne retrouvait plus vraiment le visage de Crile, qu’elle ne pouvait évoquer que le souvenir qu’elle en avait. Est-ce qu’il n’y avait plus, maintenant, que la mémoire d’un souvenir entre elle et Siever Genarr ?
C’était la mémoire d’un souvenir qui liait Rotor au calendrier. Rotor n’avait jamais eu de saisons, et l’année avait perdu toute signification. Pourtant on l’avait gardée, ainsi que les mois et les semaines.
Rotor avait aussi un jour fixé artificiellement à vingt-quatre heures. Les gens comptaient les jours en se pliant au calendrier de la colonie … c’est-à-dire de la Terre.
Même ici, sous le dôme d’Erythro, où il y avait un jour et une nuit naturels, utilisés comme tels par ceux qui y travaillaient, c’était la longueur du jour terrestre (la mémoire du souvenir) qui était utilisée pour les calculs officiels.
Insigna, dans son travail astronomique, se servait du jour comme de la seule unité significative. Mais le vieux calendrier finirait par disparaître et, dans un futur impossible à dater, de nouvelles manières de marquer le temps apparaîtraient — peut-être un calendrier galactique.
Pour le moment, elle se surprenait à compter le temps qui la séparait de ce Nouvel An arbitraire. Sur Terre, au moins, le nouvel an débutait au solstice — d’hiver dans l’hémisphère nord, d’été dans l’hémisphère sud. Il était en relation avec l’orbite de la Terre autour du Soleil dont, sur Rotor, seuls les astronomes gardaient le souvenir.
Bien qu’Insigna soit astronome, la nouvelle année n’était liée pour elle qu’à l’incursion aventureuse de Marlène à la surface d’Erythro — date fixée par Siever Genarr uniquement parce qu’elle lui avait permis d’imposer à la jeune fille un retard plausible, et acceptée par Insigna seulement parce qu’elle se trouvait mêlée à la notion qu’une adolescente avait d’une histoire d’amour.
Insigna sortit de son vagabondage mental pour découvrir que Marlène était en train de la regarder d’un air préoccupé. (Était-ce parce qu’elle était entrée silencieusement dans la pièce, ou parce qu’Insigna était profondément plongée dans ses pensées, que celle-ci n’avait pas entendu ses pas ?)
Insigna dit presque en chuchotant : « Bonjour, Marlène. »
Marlène dit gravement : « Tu n’es pas heureuse, maman.
— Tu n’as pas besoin de ton don de perception pour le voir. Es-tu toujours décidée à sortir à la surface ?
— Oui. Tout à fait. Résolument.
— Pourquoi, Marlène, pourquoi ? Peux-tu me l’expliquer pour que je puisse comprendre ?
— Non, parce que tu ne veux pas comprendre. Elle m’appelle.
— Qui ?
— Erythro. Elle veut que je sorte. » Le visage habituellement mélancolique de Marlène rayonnait d’un bonheur furtif.
Insigna dit sèchement :
— Quand tu parles comme ça, Marlène, j’ai l’impression que tu es déjà infectée par la … la …
— La Peste ? Non. Oncle Siever vient de me faire passer une autre scanographie cérébrale. Pour les archives. Je suis parfaitement normale.
— Les scanographies cérébrales ne révèlent pas tout.
— Les peurs d’une mère non plus. » Marlène poursuivit d’une voix plus douce : « Maman, je t’en prie, je n’accepterai plus de délai. Oncle Siever me l’a promis. Je vais sortir. C’est un monde merveilleux.
— Mais stérile … mort. Il n’y a rien. Juste des microbes, dit Insigna d’un air méprisant.
— Un jour, nous y implanterons notre vie propre. » Marlène regardait au loin, les yeux perdus dans un rêve. « J’en suis sûre. »
« L’anti-E est une simple combinaison, dit Siever Genarr. Elle est pourvue d’un casque, d’une réserve d’air comprimé que l’on peut régénérer, et d’un petit échangeur de chaleur qui assure une température confortable. Elle est étanche, bien entendu.
— Est-ce qu’elle m’ira ? demanda Marlène qui regardait avec dégoût le pseudo-textile épais.
— Elle n’est pas très élégante, dit Genarr, les yeux pétillants de malice. Elle n’a pas été conçue pour être belle, mais utile. »
Marlène dit, d’un ton un peu exaspéré : « Je m’en moque qu’elle soit belle ou pas, oncle Siever, mais je n’ai pas envie de nager dedans. » Eugenia Insigna l’interrompit. Elle était là, le visage un peu pâle, les lèvres pincées. « Cette combinaison est nécessaire, pour ta protection, Marlène.
— Mais ce n’est pas nécessaire qu’elle soit inconfortable, maman. Si elle m’allait, elle me protégerait tout aussi bien.
— Elle t’ira, dit Genarr. Il faut que nous partions, Eugenia. Les conditions sont bonnes à l’extérieur et il faut en profiter. Allez, Marlène, laisse-moi t’aider à enfiler ta combinaison.
— N’aie pas l’air si heureux ! lança sèchement Insigna.
— Pourquoi pas ? Pour tout t’avouer, je suis ravi de sortir. On finit par se sentir en prison dans le Dôme. Peut-être que si nous sortions plus souvent, les gens accepteraient de rester ici. Voilà Marlène, nous n’avons plus qu’à fixer le casque. »
Marlène hésita. « Juste une minute, oncle Siever. » Elle s’avança vers sa mère, énorme dans son costume, les bras tendus.
Insigna la contemplait d’un air lugubre.
« Maman. Je t’aime et je ne voudrais pas te causer un tel souci juste pour me faire plaisir. Je sais que tout se passera bien et que tu n’as pas besoin de t’inquiéter.
— Pourquoi, Marlène ? Je ne me le pardonnerais jamais s’il t’arrivait quelque chose.
— Il ne m’arrivera rien.
— Elle a raison, Eugenia. Je suis avec elle et le mieux que tu puisses faire, c’est de te calmer. Toutes les combinaisons anti-E sont équipées de radios. Marlène et moi, nous pourrons nous entendre et nous serons en communication avec le Dôme. Je te promets que si elle se comporte bizarrement, et même s’il n’y a qu’un soupçon de bizarrerie, je la ramènerai aussitôt à l’intérieur du Dôme. Et je ferai de même si je ne me sens pas tout à fait dans mon état normal. »
Cela n’eut pas l’air de réconforter Insigna.
Ils étaient près du sas principal du Dôme. Genarr contrôla d’abord soigneusement la pression de l’air afin de s’assurer que ce serait bien celui du Dôme qui sortirait à l’extérieur, et non celui d’Erythro qui entrerait. Pendant tout ce temps, les nombreuses vérifications, gérées par ordinateur, garantissaient qu’il n’y avait pas de fuite.
La porte intérieure s’ouvrit. Genarr pénétra dans le sas et fit signe à Marlène d’entrer. Elle le suivit et la porte se referma. Tous deux avaient disparu. Insigna sentit son cœur battre plus fort.
Elle regarda les témoins et sut exactement quand la porte extérieure s’ouvrit, puis se referma. L’écran-holo s’alluma et elle put voir les deux silhouettes en combinaison mettre le pied sur le sol stérile d’Erythro.
L’un des ingénieurs tendit à Insigna un petit écouteur qu’elle inséra dans son oreille droite. Elle fixa sur sa tête un petit micro.
Une voix dit dans son oreille : « Contact radio », et aussitôt la voix familière de Marlène résonna : « Tu m’entends, maman ?
— Oui, ma chérie. » Sa propre voix lui parut sèche et anormale.
« Nous sommes dehors et c’est merveilleux. Je n’ai jamais rien vu de si beau.
— Oui, ma chérie », répéta Insigna. Elle se sentit complètement perdue.
Siever Genarr se sentait presque le cœur léger en foulant le sol d’Erythro. Le mur du Dôme s’élevait obliquement derrière lui, mais il lui tournait le dos, car un spectacle aussi peu érythronien aurait gâché la saveur de la planète.
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