— Tu n’as pas idée combien cela m’effraie.
— Marlène est tellement sûre d’elle ! Je suis convaincu que cette impression persistante de sécurité signifie quelque chose.
— Comment est-ce possible ? »
Genarr montra la coquille d’escargot du doigt. « Tu n’as pas cela, ni moi non plus, et nous ne sommes pas en situation de dire où et comment elle obtient ce sens de la sécurité. Mais elle l’a bel et bien, et nous devons la laisser sortir à la surface de la planète.
— Et risquer sa vie ? Peux-tu m’expliquer pourquoi ?
— J’ai l’impression qu’elle obtient toujours ce qu’elle veut. Nous ferions donc mieux de la laisser sortir, puisque nous ne pourrions pas l’en empêcher longtemps. Peut-être apprendrons-nous ainsi quelque chose sur le fléau.
— Une information de ce genre ne mérite pas un tel risque.
— Nous ne la laisserons pas sortir à la surface même de la planète. Je peux l’emmener faire une reconnaissance en avion, par exemple. Elle verra des lacs, des plaines, des collines et des canyons. On pourrait même aller jusqu’au bord de la mer. Celle-ci est d’une beauté absolue, mais il n’y a de vie nulle part … seulement les procaryotes dans l’eau. Et si ensuite elle tient toujours autant à sentir le sol d’Erythro sous ses pieds, nous veillerons à ce qu’elle porte une combinaison Anti-E.
— Anti-E ? Qu’est-ce que c’est ?
— Une combinaison anti-Erythro. C’est tout ce qu’il y a de plus simple ; elle ressemble à un costume spatial, sauf qu’elle n’a pas besoin de maintenir une certaine pression atmosphérique contre le vide. C’est une combinaison imperméable en plastique et en textile, très légère et qui ne gêne pas les mouvements. Le casque protège des rayons infrarouges et possède une réserve d’air et une ventilation. Une personne vêtue d’une combinaison anti-E n’est pas soumise à l’environnement d’Erythro. En outre, elle sera accompagnée.
— Par qui ? Je ne me fie à personne, sauf à moi. »
Genarr sourit. « Je ne pourrais pas imaginer pire compagnie. Tu ne connais rien à Erythro et tu en as peur. Je n’oserais jamais te laisser sortir. Écoute, la seule personne à laquelle nous puissions nous fier, c’est moi.
— Toi ? » Insigna le regarda avec de grands yeux, la bouche ouverte.
« Pourquoi pas ? Personne ici ne connaît Erythro aussi bien que moi, et si Marlène est immunisée contre la Peste, moi aussi. Depuis dix ans que je suis ici, je n’ai jamais été affecté le moins du monde. Mieux encore, je peux piloter un avion, ce qui signifie que nous n’aurons besoin de personne. Et je pourrai la surveiller de près. Si elle se comporte, si peu que ce soit, d’une manière anormale, je la ramènerai au Dôme plus vite que la lumière et lui ferai passer une scanographie cérébrale.
— Il serait déjà trop tard.
— Non. Pas nécessairement. Tu sais, la Peste, ce n’est pas tout ou rien. Il y a eu des cas légers, et même très légers, et les gens qui sont très peu touchés peuvent mener une vie quasiment normale. Il ne lui arrivera rien, j’en suis sûr. »
Insigna, silencieuse, dans son fauteuil, avait l’air petite et sans défense.
D’un geste impulsif, Genarr la prit par la taille. « Allons, Eugenia, oublie tout cela pendant une semaine. Je te promets qu’elle ne sortira pas avant au moins six ou sept jours … plus longtemps que cela si je parviens à saper sa résolution en lui montrant Erythro du haut des airs. Pour le moment, je vais te faire voir quelque chose … tu es astronome, n’est-ce pas ? »
Elle le regarda et dit tristement : « Tu le sais bien.
— Alors, cela veut dire que tu n’as jamais regardé les étoiles. Les astronomes ne le font jamais. Ils ne regardent que leurs instruments. Il fait nuit sur le Dôme, en ce moment, alors viens dans la salle d’observation. La nuit est très claire et il n’y a rien de tel que de regarder les étoiles pour se sentir en paix. Fais-moi confiance. »
C’était vrai. Les astronomes ne regardaient pas les étoiles. Ce n’était pas nécessaire. Ils donnaient, par l’intermédiaire de l’ordinateur, des instructions aux télescopes, aux caméras et au spectroscope, qui les recevaient sous forme de programmes.
Les instruments faisaient le travail, les analyses, les simulations graphiques. L’astronome posait les questions, puis étudiait les réponses. Pour cela, il n’avait pas besoin de regarder les étoiles.
De plus, pensa-t-elle, comment peut-on regarder les étoiles sans rien faire ? Le pouvait-on quand on était astronome ? Leur simple vue devait vous mettre mal à l’aise. Il y avait du travail à faire, des questions à poser, des mystères à résoudre et, au bout d’un moment, on devait sûrement retourner à son atelier et mettre ses instruments en route, puis se distraire en lisant un roman ou en regardant un spectacle holovisé.
Elle murmura cela à Siever Genarr tandis qu’il parcourait son bureau en vérifiant que tout était bien en ordre. (Quand ils étaient jeunes, il faisait déjà cela avant de quitter une pièce, se souvint Insigna. A l’époque elle s’en agaçait mais elle aurait peut-être dû l’admirer, au contraire. Siever avait tant de qualités, pensa-t-elle, et Crile …)
Elle s’arracha impitoyablement à ses pensées.
Genarr la conduisit à un petit ascenseur. C’était la première fois qu’Insigna en voyait un dans le Dôme et, durant un bref instant, ce fut comme si elle se retrouvait sur Rotor, sauf qu’elle ne perçut aucun changement dans la poussée pseudo-gravitationnelle et ne se sentit pas doucement pressée contre une des parois par la force de Coriolis, comme c’était le cas sur Rotor.
« Nous y voilà », dit Genarr qui fit signe à Insigna de sortir. Elle se retrouva sous le ciel étoilé et, presque aussitôt, recula. « Sommes-nous exposés ?
— Exposés ? demanda Genarr perplexe. Oh, tu veux dire : exposés à l’atmosphère d’Erythro ? Non, non. Ne crains rien. Nous sommes enfermés dans un hémisphère de verre recouvert d’une couche de diamants que rien ne peut rayer. Bien entendu, un météorite pourrait l’écraser, mais il n’y en a pour ainsi dire aucun dans le ciel d’Erythro. Il y a une coupole semblable sur Rotor, tu sais, mais pas de cette qualité-là, ni de cette taille.
— Vous êtes bien traités ici, remarqua Insigna en touchant de nouveau la vitre pour vérifier qu’elle existait.
— Il le faut bien, pour inciter les gens à venir. » Puis, revenant à la bulle : « Il pleut parfois, bien sûr, mais alors les nuages empêchent l’observation. Et lorsque le ciel s’éclaircit, le verre sèche rapidement. Un résidu se dépose et, pendant la journée, un détergent spécifique nettoie la bulle. Assieds-toi, Eugenia. »
Insigna s’installa dans un fauteuil doux et confortable, qui s’inclina presque de lui-même, si bien qu’elle se retrouva les yeux tournés vers le ciel. Elle entendit l’autre siège soupirer sous le poids de Genarr. Puis les veilleuses s’éteignirent. Dans les ténèbres d’un monde inhabité, le ciel sans nuages, aussi sombre que du velours noir, brûlait d’étincelles.
Insigna en eut le souffle coupé. Elle savait, en théorie, à quoi ressemblait le ciel. Elle l’avait vu sur des cartes, dans des simulations et en photos … sous toutes les formes possibles, mais jamais en réalité. Elle ne chercha pas à identifier les objets intéressants ou inexplicables, les mystères qui l’invitaient à se mettre au travail. Elle ne regarda aucun objet en particulier, mais les configurations qui se dessinaient sous ses yeux.
Aux heures sombres de la préhistoire, pensa-t-elle, c’était à l’étude de ces motifs, et non à celle des étoiles elles-mêmes, que ses ancêtres devaient les constellations et les débuts de l’astronomie.
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