— Je ne vois pas.
— Ou des planètes gravitant autour d’une autre étoile ? »
Fisher haussa les épaules.
« Réfléchis ! dit Wyler d’un ton pressant. As-tu une raison quelconque de penser qu’elle voulait dire : ‘‘Tu crois que nous allons vers Alpha du Centaure, mais il y a des planètes qui gravitent autour et c’est vers elles que nous nous dirigeons.’’ Ou bien : ‘‘Tu crois que nous allons vers Alpha du Centaure, mais nous nous dirigeons vers une autre étoile où nous sommes certains qu’il y a une planète habitable.’’ Quelque chose comme ça ?
— Il m’était impossible de le deviner. »
Garand Wyler pinça un moment ses lèvres généreuses. Puis il dit : « Je vais te dire quelque chose, Crile, mon vieil ami. Trois choses peuvent maintenant se produire. Premièrement, tu vas être soumis à un autre interrogatoire. Deuxièmement, je suppose qu’il va nous falloir persuader la colonie de Cérès de nous laisser utiliser son télescope pour inspecter, très attentivement, toutes les étoiles dans un rayon de cent années-lumière autour du système solaire. Et troisièmement, nous allons secouer nos hyper-spatiaux pour qu’ils sautent un peu plus haut et un peu plus loin. Tu vas voir si ça ne se passe pas comme ça. »
De temps à autre, mais de plus en plus rarement au fil des ans, Janus Pitt se carrait dans son fauteuil, seul et en silence, et laissait son esprit se détendre. Quand il n’y avait pas de données à assimiler, pas de décisions immédiates à prendre, personne à voir, personne à écouter, personne à contrecarrer, personne à encourager …
Et toujours, lorsqu’un tel moment se présentait, il s’offrait l’ultime luxe — le plus inépuisable de tous : il s’apitoyait sur lui-même.
Les choses s’étaient déroulées comme il l’avait prévu. Dès l’âge adulte, il avait décidé qu’il serait gouverneur, parce qu’il pensait que personne ne pouvait diriger Rotor aussi bien que lui ; et maintenant qu’il l’était, il n’avait pas changé d’avis.
Mais pourquoi tous ces idiots de Rotoriens étaient-ils incapables de voir à long terme, comme lui ? Il y avait quatorze ans qu’ils étaient partis et personne ne voyait vraiment l’inéluctable, même après qu’il se fut donné la peine de le leur expliquer soigneusement.
Un jour, là-bas, dans le système solaire, plus tôt que prévu, quelqu’un allait mettre au point l’hyper-assistance, comme les hyper-spatialistes de Rotor l’avaient fait … peut-être plus efficacement encore. Un jour, l’humanité et ses milliards de membres, dans ses centaines et ses milliers de colonies, se mettrait en route pour coloniser la Galaxie, et ce serait une époque cruelle.
Oui, la Galaxie était immense. Combien de fois avait-il entendu cela ? Et plus loin, il y avait d’autres galaxies. Mais l’humanité ne se disperserait pas régulièrement. Toujours, il y aurait des systèmes solaires meilleurs que d’autres, pour une raison ou pour une autre, et on se battrait pour eux. S’il y avait dix systèmes solaires et dix colonies, elles piqueraient droit, toutes les dix, vers un seul système solaires.
Tôt ou tard, elles découvriraient Némésis et les colonisateurs apparaîtraient. Comment Rotor survivrait-il, alors ?
Il fallait gagner le plus de temps possible, édifier une civilisation forte et s’étendre raisonnablement. Avec un peu de temps, l’on pourrait s’emparer d’un amas d’étoiles. Sinon, il faudrait se contenter de Némésis … à condition de la rendre imprenable.
Pitt ne rêvait pas de conquête universelle, ni de conquête tout court. Ce qu’il désirait, c’était une île de tranquillité et de sécurité en vue des temps où le conflit des ambitions plongerait la Galaxie dans le chaos et la guerre.
Mais il était le seul à voir cela. Il était le seul à en porter le poids. Il vivrait peut-être encore un quart de siècle et resterait sans doute au pouvoir durant tout ce temps-là, soit comme gouverneur, soit en tant que vieil homme d’État dont la parole aurait force de loi. Cependant, pour finir, il mourrait … et à qui pourrait-il alors léguer sa clairvoyance ?
Pitt s’apitoyait un peu sur lui-même. Il avait peiné longtemps, il allait continuer longtemps encore, et pourtant personne ne l’appréciait … à sa juste valeur. Et tout cela prendrait fin car l’Idée serait noyée dans l’océan de médiocrité qui vient constamment lécher les chevilles de ceux qui voient plus loin que le présent.
Quatorze ans s’étaient écoulés depuis le Départ et quand avait-il eu pleinement confiance ? Il se couchait, chaque soir, avec la peur d’être réveillé en pleine nuit par la nouvelle qu’une autre colonie spatiale était arrivée … qu’on avait découvert Némésis …
Tout au long de la journée, une part cachée de lui ne prêtait aucune attention à ce qui était à l’ordre du jour, mais guettait, guettait les paroles fatidiques.
Quatorze ans … et ils n’étaient toujours pas en sécurité. On avait créé une autre station spatiale, Rotor Deux. Des gens y vivaient, mais c’était un monde nouveau, bien entendu. Il sentait encore la peinture, comme on disait autrefois. Trois autres stations étaient en construction.
Dans les dix ans à venir, le nombre des colonies en construction augmenterait et elles recevaient le plus vieux des commandements : Soyez féconds et multipliez !
On n’avait pas oublié l’exemple de la Terre, on savait que l’espace habitable était strictement mesuré dans les colonies : la procréation avait toujours été strictement contrôlée dans l’espace. Les immuables lois de l’arithmétique se heurtaient à la force parfois irrésistible de l’instinct et l’immuabilité l’emportait. Mais le nombre des stations spatiales allait croissant et le jour viendrait où il faudrait toujours plus de colons et on libérerait le désir ardent d’en faire.
Temporairement, bien sûr. Si nombreuses que soient les colonies, elles se rempliraient sans effort d’une population qui pourrait aisément doubler tous les trente-cinq ans, ou même moins. Le jour où le taux de création de colonies dépasserait son point d’inflexion et commencerait à diminuer, on aurait plus de mal à refourrer le djinn dans sa bouteille qu’on en avait eu à le faire sortir.
Qui pourrait prévoir cela et s’y préparer, une fois que Pitt serait parti ?
Il se souvenait bien des premiers jours de leur arrivée dans le système Némesien. On avait découvert Mégas à quatre millions de kilomètres de Némésis, un cinquième seulement de la distance séparant Mercure du Soleil. Cette planète recevait à peu près la même quantité d’énergie que la Terre, mais avec moins d’intensité lumineuse visible et plus d’infrarouges.
Cependant, Mégas n’était pas habitable, c’était évident au premier coup d’œil. Il s’agissait d’une planète gazeuse qui présentait toujours la même face à Némésis. Sa rotation et sa révolution étaient, l’une et l’autre, de vingt jours. La nuit perpétuelle qui régnait sur la moitié de Mégas la rafraîchissait modérément, car sa chaleur interne se faisait sentir jusqu’à sa surface. Le jour perpétuel de l’autre face la rendait insupportablement chaude. Si Mégas gardait son atmosphère malgré cette chaleur, c’était parce qu’avec une masse plus élevée et un rayon plus petit que ceux de Jupiter, elle avait une pesanteur quinze fois plus élevée que cette dernière, et quarante fois plus que celle de la Terre. Puis Rotor continua de foncer vers la naine rouge et la situation changea de nouveau.
C’est Eugenia Insigna qui apporta la nouvelle à Pitt. Elle parla d’une voix calme, bien que tremblante.
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