– Où est donc Léo ?
— Il va nous rejoindre.
Effectivement, le superlion parut bientôt, et Stella vit avec dégoût qu’il avait du sang à la bouche.
— Vous… vous les avez fait achever par votre bête !
— Oui, et après ? Nous ne sommes pas sur Terre ici, mademoiselle ! Croyez-moi, je connais la règle du jeu !
— Vous n’êtes qu’un sauvage !
— Mais oui ! C’est pour cela que j’ai survécu, parmi les sauvages de ce monde. Si je les avais épargnés, la tribu aurait pensé que j’avais peur, et c’était fini, ma peau ou la vôtre n’aurait plus valu cher, même chez mes amis Ihambés.
— Je… Je…
— Vous auriez mieux fait de rester sur Terre ? Certes ! Mais vous êtes ici pour voir des sauvages. Eh bien, je vous les montre ! Maintenant, taisez-vous.
Elle bouda, renfrognée, jusqu’au crépuscule. Ils partirent. La nuit était noire, les lunes n’étaient pas encore levées. Ils filèrent dans la brousse, sous la conduite de Léo. Loin, à gauche et à droite, une faible lueur rougeâtre indiquait les grands feux communautaires et, de temps en temps, des roulements de tam-tam trouaient le silence. Téraï se hâtait, sens tendus, scrutant l’ombre. Deux fois il les fit s’arrêter et, accroupis sous des broussailles, ils virent passer près d’eux des ombres furtives.
— Rendez-vous d’amoureux, expliqua-t-il à la jeune fille. Les deux villages sont exogamiques, chaque jeune doit épouser un jeune de l’autre clan.
Petit à petit, ils laissèrent les lueurs derrière eux, un bruit d’eau courante se fit entendre.
— Le Bosu ! D’ici à quelques minutes, nous serons sauvés, je pense !
La rive était haute, plantée d’arbres, et ils se faufilèrent dans leurs ombres, projetées par Anthia, la plus grosse des lunes, qui venait de se lever. Téraï indiqua une longue ligne noire perpendiculaire à la rive.
— Le wharf de la pêcherie commune. Nous allons y voler un bateau.
Personne ne gardait les pirogues. Téraï choisit une petite embarcation effilée, qui avait l’air instable, mais rapide.
— Montez ! Toi aussi, Léo !
Le superlion hésitait, peu pressé de quitter la terre ferme. Il finit par se décider et s’accroupit au fond. Le géologue prit une pagaie, Akoara une autre, et ils descendirent le courant. Trois heures plus tard, Téraï montra du bras une immense nappe d’eau qui luisait sous les lunes.
— L’Iruandika ! Nous sommes sauvés !
CHAPITRE V
SOUS LA TENTE DE PEAU
Stella se réveilla brusquement, repoussa la couverture de fourrures. Par l’ouverture triangulaire, elle apercevait la vallée et la place de terre battue autour de laquelle les tentes de peaux étaient rangées en cercle. Bariolées de couleurs vives, elles lui rappelèrent l’imagerie de son enfance, les histoires de l’Ouest américain. Elle sortit.
Le soleil, déjà haut dans le ciel, avait dépassé le sommet des falaises dans lesquelles se creusaient les grottes. Seuls, trois petits enfants jouaient au pied du grand totem, si semblables à des enfants humains qu’elle eut peine à croire qu’ils appartenaient à une autre espèce, qu’ils n’étaient que le fruit d’une évolution convergente.
Les Terriens étaient arrivés tard dans la nuit. Téraï avait guidé la pirogue vers une crique secrète dissimulée sous les branches basses, où étaient amarrées les embarcations des Ihambés. Ils avaient suivi un sentier entre les arbres, laissant derrière eux le bruit de l’Iruandika, marché longtemps. Puis Téraï s’était arrêté, avait poussé trois coups de sifflet modulés, auxquels d’autres avaient répondu comme un écho. Un homme était sorti de l’ombre et, après une conversation en langue indigène, ils étaient repartis et, au bout d’une demi-heure étaient arrivés au camp du clan Téhé du peuple ihambé. Epuisée, Stella s’était endormie immédiatement.
Un vieillard sortit d’une des tentes et la regarda avec méfiance. Sous le front plissé de rides, les yeux jaunes avaient gardé un éclat cruel. Mal à l’aise, elle désira la présence du géologue.
— Où est Téraï Laprade ? demanda-t-elle, se sentant stupide.
A sa vive surprise, il sembla comprendre.
— Rossé Moutou ? Yeio !
Le bras desséché se tendit vers un des wigwams. Une peau d’animal pendait et fermait l’entrée.
— Laprade !
Rien ne répondit. Elle souleva le rideau et entra.
Il dormait encore, un énorme bras nu sortant de sous la couverture. Elle allait se retirer, se sentant indiscrète, quand un faible bruit attira son attention de l’autre côté de la tente. Une jeune femme indigène s’y affairait, cousant des vêtements de cuir avec une aiguille en os. Elle se leva, s’avança vers la Terrienne. Aussi grande que Stella, elle lui parut parfaitement humaine. Sous les cheveux de jais, tressés en lourdes nattes, le visage était régulier, les yeux noirs et larges, le nez fin et bien dessiné. Mais les dents, à demi visibles dans le sourire, étaient trop petites et trop nombreuses, et les canines dépassaient légèrement les autres dents, donnant à ce sourire quelque chose de carnassier. Elle répandait une faible odeur épicée.
— Moi, Laélé, dit-elle en un français hésitant. Toi, qui ?
— Stella Henderson.
— Toi, femme à lui ? (Elle montrait Téraï.)
— Non ! Amie seulement !
— Moi, femme à lui.
Le sourire s’élargit encore.
— Si toi, amie à lui ; toi, amie à moi.
Stella resta sidérée. C’était donc vrai, ce qu’on disait de Téraï, à Port-Métal, qu’il vivait avec une femme indigène, une non-humaine ! Elle la regarda avec horreur. Un bâillement monstrueux la fît se retourner. Téraï s’était éveillé.
— Vous avez fait connaissance ? Parfait ! Laélé pourra vous montrer des choses de femmes, ce que je ne pourrais faire.
— Comment pouvez-vous…, dit-elle en anglais.
Ses yeux se durcirent.
— Pas ici ! répondit-il dans la même langue. Elle comprendrait. Plus tard !
Il fit voler la couverture, se dressa, vêtu d’un simple slip. Il s’étira, et les muscles jouèrent sous la peau brune, énormes et pourtant souples, sans nodosités.
— Un beau type de mâle, n’est-ce pas, mademoiselle, dit-il, railleur. Quatre races mêlées, et j’ai pris le meilleur de chacune !
Il avança vers la porte, rejeta le rideau, s’étira encore, offrant son corps à la caresse du soleil.
— Il fait bon vivre ! C’est une chose que vos gens des cités ne connaissent plus ! Hier, je n’aurais pas donné cher de nos peaux, et aujourd’hui… N’est-ce pas, Léo ?
Le superlion venait d’apparaître, et il se frotta aux cuisses massives, les fouettant de sa queue.
— Où sont donc vos amis les Ihambés, demanda Stella. Le camp est désert.
— Les uns à la chasse, les autres à la rivière, ou ailleurs. Venez-vous prendre un bain ? L’eau doit être bonne, à cette heure-ci.
— Volontiers, mais que porte-t-on ici comme costume de bain ? Le mien est resté dans mes bagages à l’hôtel.
Il rit franchement.
— Sa propre peau ! C’est bien suffisant ! Venez-vous ?
Elle rougit, embarrassée. Il lui était arrivé de se baigner nue, sur certaines plages « chic » d’Honolulu ou de Floride, mais elle se sentait mal à l’aise sous son regard appuyé.
— Avez-vous peur de la comparaison ? Laélé, enta siké ! Tchabolité na Stella bigom !
La jeune femme sortit de la tente, dégrafa sa tunique de cuir, la laissa glisser à ses pieds. Elle était splendidement faite.
— Ici, mademoiselle, les conventions sont différentes de celles de la Terre. Personne n’hésite à se montrer nu, mais n’entrez jamais dans une tente pendant un repas sans y être invitée. Vous leur feriez une injure sanglante, et ils vous tueraient sans hésitation. Ne prononcez jamais non plus le mot de nourriture, ce serait moins grave, mais très mal élevé. Si vous avez faim employez une périphrase, demandez « ce qu’il faut pour vivre », par exemple. Venez-vous à la rivière, maintenant ?
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