Téraï venait d’apparaître entre deux troncs, silencieux comme une ombre. Derrière lui, ses deux porteurs marchaient en file indienne, une grosse branche sur l’épaule, de laquelle pendait un quadrupède cornu. Léo fermait la marche, l’air satisfait, quelques traces de sang au coin de la gueule.
— Voilà qui va nous changer des conserves ! C’est une chèvre des bois, Pseudocapra sylvestris. Sans mon lion, elle nous eût échappé. N’est-ce pas, Léo ?
— Que deviendrions-nous sans Léo, railla Gropas.
Laprade se retourna, comme piqué par un serpent.
— Je ne sais ce que vous deviendriez, monsieur l’ingénieur, mais je sais que, pour ma part, il m’a déjà plusieurs fois sauvé la vie. A vous aussi, quand nous sommes passés à côté du boa sans le voir. Il vous aurait certainement pris en premier, on dit qu’ils raffolent de viande faisandée ! D’ailleurs, si Léo ne vous plaît pas, la forêt est grande. Mon chemin va par-là, je vous laisse toutes les autres directions !
— Voyons, monsieur Laprade, Gropas n’a pas voulu vous injurier.
— Il ne manquerait plus que cela ! Comment allez-vous ?
— Mieux. Je crois pouvoir partir demain matin.
— Parfait. Départ demain matin, donc.
Et il rejoignit les porteurs qui dépeçaient la chèvre.
« Il aurait pu me complimenter sur mon courage, pensa Stella. Décidément, le Grec a raison, ce n’est qu’une brute. »
La forêt finissait brusquement. Après un épais rideau de lianes et de broussailles, les géants sylvestres s’arrêtaient net, et au-delà il n’y avait qu’une pente douce couverte de hautes herbes, filant vers des collines arrondies, empilées jusqu’à l’horizon. De-ci, de-là, des bosquets rompaient la monotonie de la brousse. Le soleil écrasait cette immensité roussâtre et, après leur long séjour dans la pénombre, ils clignotèrent longtemps des yeux avant de s’habituer à la lumière brutale.
— Le pays des Umburus. Il s’étend sur tout le versant gauche du bassin de l’Iruandika. Au-delà, c’est le domaine des Ihambés, qui sont mes amis.
— Et les Umburus ?
— Heu ! moitié-moitié. Je ne sais trop sur quel pied danser avec eux. Ils m’ont toujours bien reçu jusqu’à présent, mais sans chaleur. C’est dans ces collines que se trouvent les riches gîtes miniers dont je vous ai parlé, Gropas. Si le BIM veut les exploiter, ils pourront construire un wharf sur l’Iruandika, qui est navigable pour les plus grosses péniches jusqu’à son embouchure. De la mer de Ktot à Port-Métal, il y a déjà la voie ferrée.
— Et que sont ces gisements ?
— Oh ! un peu de tout, vous verrez : germanium, chrome, nickel, lithium, gallium surtout. Mais aussi pas mal de béryl pierreux. Vous savez, je n’ai fait que passer. A vous de délimiter les filons, les gîtes secondaires, etc.
— Et vous me guiderez ?
— Pendant un mois. Ensuite, nous irons chez les Ihambés, et là, pas de prospections, compris ?
— Pourquoi donc ?
— Parce que les Ihambés sont mes amis, et que je ne veux pas qu’on les embête !
— Et si les Umburus sont hostiles ?
— A vous de vous débrouiller. Mais je ne le crois pas. Ils sont encore à l’âge de pierre, et se moquent des minerais.
— Est-ce vrai, ce bruit qui court, que les monts Hétio sont pourris de métaux rares ?
— Qui a dit ça ?
— Mac Léod…
— Mac Léod est un imbécile. Ce n’est pas parce qu’il a écrasé son avion sur les monts Hétio – entre parenthèses, j’ai risqué ma peau pour aller l’y chercher – qu’il a une compétence de géologue !
— Il a rapporté des échantillons !
— On peut toujours, sur cette planète, trouver quelques échantillons riches. D’ailleurs, tout ceci est hors de la question. Les monts Hétio sont sacrés pour toutes les tribus, et même pour l’empire de Kéno. Je ne suis pas encore arrivé à savoir pourquoi, et il est malsain de poser des questions trop précises à ce sujet. Si mes amis ihambés apprenaient que j’ai atterri avec mon hélico sur leur Rossé Mozeli, leur « Montagne des Dieux », je n’aurais plus qu’à déguerpir, et vite ! Aussi, tant que nous serons chez les uns ou les autres, motus sur les monts Hétio !
Au soir, ils campèrent sur les bords d’une petite rivière, la Mokibata, affluent de gauche de l’Iruandika et, pour la première fois, Laprade ne se reposa pas entièrement sur Léo pour la sécurité du camp. Chacun dut monter la garde à son tour. Pendant l’après-midi, le superlion avait battu l’estrade, à droite et à gauche, revenant de temps en temps faire son rapport. Une fois, Laprade s’était longuement arrêté, étudiant des traces dans de la boue demi-sèche : à côté d’empreintes animales variées, deux pieds s’étaient moulés dans la vase, deux pieds presque humains, avec simplement des doigts plus longs.
— Un chasseur. Il voyage vite, allège. Il a perdu son compresseur pour retoucher ses pointes de flèches en silex quand il a sauté ici. C’est probablement un homme du clan ihimi.
La nuit passa pourtant sans alerte. Le lendemain, ayant franchi la rivière à gué, ils marchèrent rapidement, dans la savane monotone, parcourue de troupeaux d’herbivores. Ils ne s’arrêtèrent que quelques minutes, à midi, pour manger.
— Je veux sortir avant ce soir du territoire ihimi, dit Téraï. Ce sont de mauvais coucheurs, et la dernière fois que je les ai vus, il y a trois mois, ils étaient anormalement excités. Leurs voisins, les Miho, sont plus calmes.
A cinq heures du soir, Léo, qui formait l’arrière-garde, arriva à longs bonds souples, comme une flamme rousse sautant de touffe d’herbe en touffe d’herbe. Il eut une courte « conversation » avec Laprade.
— On nous suit. Une vingtaine d’hommes ! Hâtons-nous !
Le contact eut lieu un peu avant le crépuscule. Léo gronda subitement, Laprade se retourna, arma son fusil d’un geste sec.
— Faites comme moi, bon Dieu !
Gropas, pâle mais résolu, se plaça à côté de lui. Stella sentit un frisson courir le long de son dos. La plaine semblait vide, aucun bosquet ne se dressait à proximité et, sous les rayons obliques et rouges, les herbes ondulaient, comme pleines d’ennemis. Leurs porteurs avaient déposé leurs ballots, et surveillaient l’arrière, fusil au poing. A cinquante mètres, des formes se dressèrent, bariolées de couleurs vives.
— Merde ! Ils sont peints en guerre ! Ne tirez pas sans mon ordre, taisez-vous et, quoi qu’il arrive, obéissez-moi sans hésiter !
Un homme se détacha du groupe, approcha lentement. Quand il fut à dix pas, il leva la main droite, paume tournée vers eux. Laprade ne bougea pas, mais il sembla à Stella que son corps se détendait un peu.
L’indigène resta un moment dans cette pose, sans parler, et elle put l’examiner à loisir. Il était très grand, plus de six pieds, large d’épaules et maigre. Ses cheveux noirs tournés en chignon sur le haut du crâne portaient quatre plumes de Pseudoavis gigas qui palpitaient lentement au vent du soir. La face était farouche, ensauvagie par le lacis de traits de couleurs violentes, vert et violet, qui la décorait. Entre les traits, la peau paraissait bronzée. Il portait à la main un arc, un carquois battait son dos et deux grandes lames de silex appointées, à poignée de gomme, étaient passées dans sa ceinture.
— Aké, Tohiral dit Laprade.
— Aké étou, Tohira ma !
— Ça va bien, glissa Téraï à Stella, il répond à mon salut.
Il échangea quelques phrases avec le barbare.
— Ils ne veulent pas que nous restions sur leur territoire. Comme je n’en avais pas l’intention, cela peut s’arranger. Imo romania Iruandika, Tohira !
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