— Salut, Michiko, fit-il.
Elle leva les yeux vers lui.
— Oh, salut, Théo. Contente de vous revoir.
— Merci. Je peux m’asseoir ?
Elle lui désigna la chaise vide qui lui faisait face.
— Comment s’est passé le voyage ?
— Je n’ai pas appris grand-chose, dit-il, et il se serait volontiers cantonné à cette réponse, mais c’était elle qui avait posé la question. Dimitrios, mon frère… il dit que la vision a ruiné ses rêves. Il veut devenir un grand écrivain, mais il semble qu’il ne percera jamais.
— C’est triste, commenta-t-elle.
— Et vous, comment va ? dit Théo. Vous tenez le coup ?
Elle écarta un peu les bras, comme s’il n’y avait pas de réponse facile à cette question.
— Je survis. Il m’arrive de passer plusieurs minutes d’affilée sans penser à Tamiko.
— Je suis vraiment désolé, lui dit Théo, pour la centième fois peut-être. Et sinon ?
— Ça va.
— Ça va, c’est tout ?
Michiko mangeait une quiche au bleu de Gex. Elle avait à moitié bu son gobelet de thé. Elle en avala une autre gorgée pour prendre le temps de rassembler ses esprits.
— Je ne sais pas. Lloyd… il n’est plus sûr de vouloir que nous nous mariions.
— Vraiment ? Mon Dieu !
Elle regarda aux alentours pour s’assurer qu’ils étaient hors de portée d’oreilles indiscrètes. La personne la plus proche était séparée d’eux par quatre tables et elle était absorbée dans sa lecture. Avec un soupir, la Japonaise fit une petite moue.
— J’aime Lloyd et je sais qu’il m’aime. Mais il ne peut pas se remettre de la possibilité que notre mariage ne dure pas.
Théo ne fit rien pour dissimuler son étonnement.
— Eh bien, il vient d’une famille brisée. Le divorce a été assez dur, à ce qu’il paraît.
Elle acquiesça.
— Je sais. Je m’efforce de le comprendre. Vraiment… Comment a été le mariage de vos parents ?
La question le prit au dépourvu et il lui fallut un temps pour répondre.
— Réussi, je suppose. Ils semblent être toujours heureux ensemble. Mon père n’a jamais été très démonstratif, mais ça n’a pas l’air de gêner ma mère.
— Le mien est mort, dit Michiko. C’était le Japonais typique de sa génération. Il gardait tout à l’intérieur et son travail était toute sa vie… Une crise cardiaque à quarante-sept ans. J’en avais vingt-deux.
Théo chercha les mots qui convenaient.
— Je suis sûr qu’il serait très fier de vous s’il avait vécu pour voir ce que vous êtes devenue.
La jeune femme lui donna l’impression de prendre ce commentaire au sérieux et non comme une platitude polie.
— Peut-être. Mais il était très traditionaliste dans sa façon de voir les choses et pour lui les femmes ne pouvaient pas embrasser une carrière d’ingénieur.
Théo ne répondit pas immédiatement. Il ne savait pas grand-chose de la culture japonaise. Il y avait des congrès au Japon auxquels il aurait pu assister, mais s’il avait voyagé dans toute l’Europe, aux États unis une fois et à Hong Kong pendant son adolescence, il n’avait jamais éprouvé l’envie de visiter ce pays. Mais Michiko était tellement fascinante : le moindre de ses gestes, de ses expressions, sa façon de parler, son sourire et la manière dont elle plissait son petit nez, son rire mélodieux… Comment pouvait-il être fasciné par elle et indifférent à sa culture ? Ne devrait-il pas désirer en savoir plus sur son peuple, sur son pays, sur tous les aspects du creuset dont elle était issue ?
Ou devait-il seulement être honnête et voir la vérité en face : son intérêt était purement sexuel. Michiko était indéniablement séduisante, mais le CERN comptait trois mille employés, dont la moitié étaient des femmes. Ce n’était pas la seule jolie fille qu’il croisait ici.
Et pourtant il y avait quelque chose de spécial chez elle, quelque chose de différent. Et puis, elle était manifestement attirée par les Occidentaux…
Non, ce n’était pas cela. Ce n’était pas ce qui la rendait fascinante. Pas quand il allait au fond des choses, sans chercher d’excuses. Le plus fascinant chez elle, c’était qu’elle ait jeté son dévolu sur Lloyd Simcoe, le partenaire de Théo. Ils étaient tous les deux célibataires et disponibles. Lloyd avait dix ans de plus que la jeune femme. Théo huit de moins qu’elle.
Ce n’était pas comme si Théo avait été une sorte de drogué du travail alors que Lloyd s’arrêtait dès qu’il y avait le parfum d’une rose à humer. Le Grec louait souvent un dériveur pour faire de la voile sur le lac Léman. Il jouait au croquet et au badminton dans les équipes du CERN. Il prenait le temps d’aller écouter du jazz au Chat Noir de Genève, et allait voir des pièces de théâtre à L’Usine. Parfois même il faisait un tour au Grand Casino.
Et cette femme fascinante, belle, intelligente avait choisi Lloyd, l’archétype de l’homme rangé.
Et à présent, il semblait bien que ce même Lloyd n’était pas décidé à se marier avec elle.
Ce n’était certainement pas une raison suffisante pour la désirer lui-même. Mais le cœur n’entrait pas dans le cadre de la physique et on ne pouvait prédire ses réactions. Il la désirait, oui, et si Lloyd la laissait lui échapper, eh bien…
Théo finit par répondre à la remarque de la jeune femme sur les réticences de son père à la voir devenir ingénieur.
— Il devait quand même admirer votre intelligence, non ?
— Bah, pour ce que j’ai pu constater dans son comportement, je suppose que oui. Mais il n’aurait pas approuvé mon mariage avec un Occidental.
Le cœur de Théo s’arrêta de battre pendant une seconde. Mais il n’aurait pu dire si c’était pour Lloyd ou lui-même.
— Oh, souffla-t-il.
— Il n’avait pas confiance en l’Occident. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais c’est très à la mode au Japon, ces jeunes qui portent des vêtements décorés de phrases imprimées en anglais. Peu importe quel sens elles ont, l’important est qu’elles donnent l’impression qu’on est au diapason de la culture américaine. En fait ces slogans sont plutôt amusants quand on parle couramment l’anglais. « Consommer avant : voir date sur le fond de la boîte », « Manier avec précaution », « En vue de former un oignon plus parfait » [2] Parodie du préambule de la constitution américaine : « Nous, Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite ». (NdT)
. (Elle sourit et son nez adorable se plissa.) « Oignon ». Je n’ai pas pu m’arrêter de rire la première fois que j’ai vu celle-là. Mais un jour je suis revenue à la maison avec une chemise décorée de mots anglais — juste des mots, même pas une phrase, des mots de couleurs variées sur un fond noir : « ketchup », « sait », « pepper », « mustard », et « delicious ». Mon père m’a punie.
Théo s’efforça de donner l’impression qu’il sympathisait, mais il se demandait surtout quelle forme avait prise la punition. Plus d’argent de poche ? Mais les Japonais en donnaient-ils à leurs enfants ? Elle avait été consignée dans sa chambre ? Il décida de ne pas poser la question.
— Lloyd est quelqu’un de bien, dit-il.
Il avait parlé sans penser avant au sens des mots. Peut-être provenaient-ils d’un sentiment inné de fair-play chez lui, en quel cas il était heureux d’apprendre qu’il le possédait.
Michiko réfléchit un moment. Elle avait cette façon très personnelle de chercher en chaque commentaire la vérité qu’il pouvait recéler.
— Oh oui, dit-elle, c’est quelqu’un de très bien. Il s’inquiète parce que cette vision stupide semble prouver que notre mariage ne durera pas éternellement. Mais il y a tant de choses dont je sais que je n’aurai jamais à me soucier si je suis avec lui. Il ne me frappera pas, c’est sûr. Il ne m’humiliera jamais, ne me mettra jamais dans l’embarras. Et il a un véritable don pour se souvenir des détails. Il y a des mois, je lui ai dit les prénoms de mes nièces, en passant. Ils sont revenus dans la conversation la semaine dernière et il les a cités instantanément. Alors je peux être certaine qu’il n’oubliera pas la date à laquelle nous nous sommes mis ensemble, ni celle de mon anniversaire. J’ai déjà connu des hommes, japonais et étrangers, mais il n’y en a jamais eu un avec lequel je me suis sentie autant en confiance, avec la certitude qu’il sera toujours gentil et affectueux.
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