— Je ne suis pas certain qu’on puisse croire au destin et en même temps au libre arbitre, dit-il doucement.
Elle baissa les yeux.
— Je suppose que tu n’as pas tort. Eh bien, peut-être que tu n’es pas prêt pour le mariage. Il y a tant de mes amies qui se sont mariées parce qu’elles pensaient que c’était leur dernière chance. Tu sais : elles avaient atteint un certain âge et elles se sont dit que si elles ne se mariaient pas rapidement elles ne le feraient jamais. S’il y a une chose que ta vision a démontrée, c’est que je ne suis pas ta dernière chance. J’imagine que ça te retire la pression, non ? Plus besoin de prendre une décision dans l’urgence.
— Ce n’est pas ça, dit-il, mais sa voix était mal assurée.
— Non ? Alors décide-toi, maintenant. Prends un engagement. Est-ce que nous allons nous marier ?
Elle avait raison. Sa croyance en un futur immuable l’aidait à modérer la culpabilité qu’il éprouvait pour ce qui s’était passé, mais c’était toujours la position qu’il avait eue en tant que physicien : l’espace-temps est un cube de Minkowski immuable. Ce qu’il allait faire, il l’avait déjà fait : le futur était aussi indélébile que le passé.
Pour ce qu’ils en savaient, personne n’avait eu de vision corroborant le fait que Michiko Komura et Lloyd Simcoe s’étaient seulement mariés. Personne n’avait déclaré s’être trouvé dans une pièce décorée d’une photo de mariage encadrée montrant un grand Occidental aux yeux bleus et une petite et ravissante Asiatique.
Pourtant ce qu’il dirait maintenant avait toujours été dit, et le serait toujours. Mais il n’avait aucune idée de la réponse que l’espace-temps avait enregistrée. Sa décision, à cet instant, sur cette image du film, était inconnue, non révélée. Pour autant, elle n’était pas plus facile à prononcer, même s’il savait inévitable qu’il la fasse/l’ait faite.
— Alors ? insista Michiko. Est-ce que nous allons nous marier ?
Théo était encore au travail, tard ce soir-là, occupé à orchestrer une autre simulation de leur expérience avec le LHC, quand il reçut le coup de fil.
Dimitrios était mort.
Son petit frère. Mort. Suicidé.
Il refoula ses larmes et sa colère.
Les souvenirs déferlèrent en lui. Ces occasions où il s’était montré gentil avec Dim, celles où il avait fait preuve de méchanceté. La terreur de la famille, toutes ces années plus tôt, quand ils s’étaient rendus à Hong Kong et que Dim s’était perdu. Théo n’avait jamais été aussi heureux de voir quelqu’un que lorsqu’il avait aperçu Dim, perché sur l’épaule d’un policier qui avançait vers lui dans la foule.
Mais aujourd’hui Dim était mort. Théo devrait faire un autre voyage à Athènes pour les funérailles.
Une partie de lui-même — une très grande partie — était incroyablement attristée par le décès de son frère.
Mais une autre partie était… euphorique.
Pas parce que Dim n’était plus, bien sûr.
Mais parce que le fait de sa mort changeait tout.
Car Dimitrios avait eu une vision pendant le Flashforward, une vision authentifiée par celle d’une autre personne. Or, pour avoir cette vision, il fallait qu’il soit toujours en vie dans vingt et un ans.
S’il était mort maintenant, en 2009, il était impossible qu’il soit vivant en 2030.
Ainsi donc l’univers-bloc s’était fracassé. Ce que les gens voyaient constituait certes une description cohérente de l’avenir… mais ce n’était qu’un avenir parmi d’autres. Et puisque cet avenir avait inclus Dimitrios Procopides, il n’était même plus possible.
Selon la théorie du chaos, une modification infime dans les conditions initiales pouvait avoir des effets considérables avec le temps. Sûrement le monde de 2030 ne serait pas tel qu’il avait été décrit dans les milliards d’aperçus que les gens en avaient déjà eus.
Théo arpenta les couloirs du centre de contrôle du LHC. Il passa devant la grande mosaïque, la plaque sur laquelle figurait le nom intégral de l’institution, les bureaux, les laboratoires, les toilettes.
Si le futur était maintenant incertain, et en tout cas différent de ce que les visions en avaient révélé, alors Théo pourrait peut-être abandonner la recherche de son assassin. Oui, dans un futur qui avait été possible, quelqu’un avait jugé bon de le tuer. Mais tant de choses changeraient pendant les deux décennies à venir que cette conséquence ne se produirait certainement jamais. De fait, il pouvait très bien ne jamais rencontrer la personne qui l’avait tué, n’avoir aucun contact avec elle. Cette personne pouvait elle-même mourir avant 2030. D’une façon comme d’une autre, le meurtre de Théo n’avait plus rien d’inéluctable.
Néanmoins il pouvait toujours se produire. Certaines choses arriveraient certainement comme les visions l’avaient montré. Ceux qui ne mourraient pas de causes non naturelles vivraient le même laps de temps. Ceux qui avaient des emplois sûrs aujourd’hui les conserveraient peut-être. Ceux dont les mariages étaient solides n’avaient aucune raison de se séparer.
Non.
Assez de doutes, assez de temps perdu.
Théo décida de continuer sa vie sans plus se soucier de cette quête stupide. Il ferait face au lendemain, quoi qu’il arrive. Bien entendu, il se montrerait prudent, parce qu’il n’avait aucune envie qu’un des points de convergence entre le 2030 des visions et le 2030 réel soit sa propre mort. Mais il poursuivrait son chemin et ferait en sorte de tirer le maximum du temps dont il disposait, quelle que soit sa durée.
Si seulement Dimitrios avait eu la volonté de faire de même…
Ses pas l’avaient ramené à son bureau. Il y avait quelqu’un qu’il devait appeler, quelqu’un qui avait besoin de l’entendre de la bouche d’un ami avant que la nouvelle fasse la une de tous les médias du monde.
Les paroles de Michiko étaient comme suspendues entre eux : « Est-ce que nous allons nous marier ? »
L’heure était donc venue. L’heure d’éclairer l’image appropriée : le moment de vérité, l’instant auquel la décision que l’espace-temps avait déjà enregistrée serait révélée. Il regarda Michiko dans les yeux, ouvrit la bouche et…
Le téléphone sonna.
Lloyd jura et posa un regard furieux sur l’appareil. Le petit écran à cristaux liquides affichait la provenance de l’appel : CERN LHC. Personne n’appellerait du bureau à cette heure tardive si ce n’était pas une urgence. Il décrocha.
— Allô ?
— Lloyd, c’est Théo.
Il allait lui dire que ce n’était pas le moment, lui demander de rappeler plus tard, mais le Grec le prit de vitesse.
— Lloyd, je viens de recevoir un coup de fil. Mon frère Dimitrios est mort.
— Oh, mon Dieu…, balbutia Lloyd.
— Que se passe-t-il ? chuchota Michiko, les yeux agrandis par l’inquiétude.
Il couvrit le microphone de sa paume.
— Le frère de Théo est mort.
Michiko porta une main à sa bouche.
— Il s’est tué, disait Théo. Une surdose de somnifères.
— Je suis désolé, Théo, fît Lloyd. Est-ce que je peux… faire quelque chose ?
— Non. Non. Rien. Mais j’ai pensé que vous deviez le savoir au plus tôt.
Lloyd ne comprenait pas où le jeune homme voulait en venir.
— Ah, merci, répondit-il d’un ton incertain.
— Lloyd, Dimitrios avait eu une vision.
— Quoi ? Oh… (Un long silence.) Oh.
— Il m’en a parlé lui-même.
— Il a dû l’inventer de toutes pièces.
— Lloyd, c’est mon frère. Il n’a rien inventé.
— Mais il est impossible…
— Vous savez qu’il n’est pas le seul. On a déjà signalé d’autres morts. Mais celle-ci… celle-ci est corroborée. Il travaillait dans un restaurant, en Grèce. Le patron de l’établissement en 2030 est le même en 2009. Il a vu Dim dans sa vision, et Dim l’a vu dans la sienne. Quand ils en parleront à la télé…
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