Théo n’était pas très à l’aise. Il estimait être quelqu’un de bien, lui aussi, et il n’aurait jamais levé la main sur une femme. Mais bon, il avait hérité du mauvais caractère de son père, il ne pouvait le nier. Et dans une discussion, il lui arrivait de dire des choses destinées à blesser son contradicteur. D’ailleurs, un jour quelqu’un le haïrait suffisamment pour vouloir le tuer. Est-ce que Lloyd, Lloyd le gentil garçon, éveillerait jamais ce genre de sentiments chez un autre être humain ?
Théo secoua la tête doucement, pour chasser ces pensées.
— Vous avez fait le bon choix, dit-il.
Michiko inclina la tête pour montrer qu’elle le remerciait du compliment.
— Lloyd aussi, ajouta-t-elle.
La réflexion surprit Théo. Cette immodestie ne ressemblait pas à la Japonaise. Mais ses paroles suivantes dissipèrent le malentendu.
— Il n’aurait pas pu choisir meilleur partenaire.
Je n’en suis pas aussi sûr, songea le jeune homme, mais il se garda bien de le dire.
Il ne pouvait poursuivre Michiko de ses assiduités, bien sûr. Elle était fiancée à Lloyd.
Et puis…
Ce n’était pas à cause de ses yeux magnifiques, ensorcelants.
Ce n’était même pas par jalousie ou fascination née de son choix de Lloyd et non de lui.
Au plus profond de lui-même, il connaissait la raison de l’intérêt soudain qu’il ressentait pour elle. Il imaginait que s’il s’embarquait dans une vie complètement nouvelle, s’il prenait un tournant décisif, qu’il faisait quelque chose de complètement imprévisible, comme de s’enfuir et de se marier avec la fiancée de son partenaire, alors d’une certaine façon ce serait comme adresser un bras d’honneur au destin et cela changerait son futur de manière tellement radicale que jamais il ne finirait face au canon d’une arme chargée.
Michiko possédait une intelligence incroyable et elle était très, très belle. Mais il ne chercherait pas à la séduire. Agir ainsi serait une folie.
Théo fut surpris quand un rire bas monta dans sa gorge ; mais c’était très amusant, d’une certaine façon. Peut-être Lloyd avait-il raison : peut-être l’univers entier n’était-il qu’un bloc solide, avec un temps immuable. Oh, Théo avait envisagé un acte délirant, mais après une très courte réflexion il en était arrivé au même point que si l’idée ne lui était jamais venue.
Le film de sa vie continuait à se dérouler, image après image déjà enregistrée.
Michiko et Lloyd avaient prévu de ne pas s’installer ensemble avant le mariage, mais, à part pendant le séjour de la jeune femme à Tokyo, elle avait passé toutes les nuits chez lui depuis la mort de Tamiko. De fait, elle n’était allée chez elle que deux fois, et brièvement, depuis le Flashforward. Tout ce qu’elle avait vu là-bas était prétexte à pleurer : les petites chaussures de Tamiko sur la natte près de la porte, sa poupée Barbie perchée sur un des fauteuils, dans le salon (la fillette laissait toujours sa Barbie installée confortablement), ses peintures faites avec les doigts, collées à la porte du frigo par des aimants, et même l’endroit du mur où elle avait inscrit son nom au Magic Marker, et que Michiko n’avait jamais réussi à effacer totalement.
Ils étaient donc restés chez Lloyd, pour éviter tous ces souvenirs douloureux.
Mais il arrivait toujours à la Japonaise de se laisser aller et de regarder dans le vide. Lloyd ne supportait pas de la voir aussi triste, mais il n’y pouvait rien, il en avait conscience. Elle continuerait à avoir de la peine, probablement à jamais.
Et, bien sûr, il n’était pas ignare. Il avait lu quantité d’articles sur la psychologie et sur les relations humaines, et il avait même vu pas mal d’émissions télévisées consacrées à ces sujets. Il savait qu’il n’aurait pas dû dire cela, mais parfois les mots sortaient de sa bouche sans qu’il réfléchisse. Il avait seulement voulu meubler le silence qui pesait entre eux.
— Tu sais, dit-il, tu vas avoir une autre fille. Ta vision…
Elle le fit taire d’un simple regard.
Elle ne répondit rien, mais dans ses yeux il comprit ce qu’elle aurait pu dire. On ne peut pas remplacer un enfant par un autre. Chaque enfant est spécial.
Lloyd le comprenait, même s’il n’avait — encore — jamais été père. Des années plus tôt, il avait vu un vieux film de Mickey Rooney, La Comédie humaine, qui n’avait en réalité rien de drôle et, vers la fin, rien de très humain non plus, à son avis. Rooney incarnait un soldat américain de la Seconde Guerre mondiale parti à l’étranger. Il n’avait pas de famille, mais il aimait les contacts indirects avec les gens pour qui il combattait à travers les lettres des siens reçues par son camarade de chambrée. Rooney finissait par les connaître tous : le frère de son ami, sa mère, sa fiancée aux États unis. Puis son camarade était tué au combat et Rooney retournait dans la ville de celui-ci avec ses affaires personnelles. Il rencontrait le jeune frère du mort devant la maison familiale et c’était comme s’il l’avait toujours connu. Le frère finissait par rentrer dans la maison en lançant : « Maman… le soldat est de retour ! »
Et le générique de fin défilait.
Les spectateurs étaient supposés croire que Rooney prendrait la place du fils aîné4de cette femme, tué en France.
C’était une tromperie grotesque. Même à son jeune âge — il avait seize ans quand il avait vu le film à la télévision —, Lloyd avait su qu’une personne ne pouvait jamais en remplacer une autre.
Et à présent, sottement, pendant un court instant, il avait donné à penser que d’une certaine façon la future fille de Michiko pourrait prendre dans le coeur de celle-ci la place de la pauvre Tamiko.
— Je suis désolé, dit-il.
Elle ne sourit pas, mais eut un hochement de tête presque imperceptible.
Il ignorait si c’était le bon moment. Toute sa vie il avait été tourmenté par son incapacité à sentir quand arrivait le bon moment : quand déclarer sa flamme à une fille au lycée, quand demander une augmentation, quand interrompre la conversation de deux personnes lors d’une soirée, afin de se présenter, quand s’excuser lorsque les gens désiraient être seuls. Certains avaient un sens inné pour ces choses. Pas lui.
Pourtant le sujet devait être abordé, et résolu.
Le monde s’était relevé. Les gens reprenaient le cours de leur existence. Certes, beaucoup marchaient avec des béquilles et quelques compagnies d’assurances s’étaient déjà déclarées en faillite. Le nombre de morts était encore inconnu. Mais la vie devait continuer et les gens allaient au travail, rentraient chez eux, sortaient au restaurant et au cinéma, et essayaient de se remettre en route, avec plus ou moins de succès.
— En ce qui concerne le mariage…, dit-il sans terminer.
— Oui ?
Lloyd souffla silencieusement.
— Je ne sais pas qui est cette femme… celle de ma vision. Je n’ai aucune idée de qui elle peut bien être.
— Et tu penses qu’elle pourrait être mieux que moi, c’est Ça ?
— Non, non, non. Bien sûr que non. C’est juste que…
Il s’interrompit. Mais Michiko le connaissait trop bien.
— Tu penses qu’il y a sept milliards d’êtres humains sur cette planète, n’est-ce pas ? Et que c’est pur hasard si nous nous sommes rencontrés.
Il acquiesça. Reconnu coupable.
— Peut-être, dit-elle. Mais quand tu réfléchis aux probabilités que nous ne nous soyons pas rencontrés, je pense qu’il y a plus que ça. Ce n’est pas comme si tu t’étais retrouvé avec moi sur les bras, ou le contraire. Tu vivais à Chicago, moi à Tokyo, et nous avons fini ensemble, ici, sur la frontière franco-suisse. Est-ce le hasard, ou notre destin ?
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