Ruth Goldstein ignora tout jusqu’au moment où un éditeur avec qui elle traitait arriva en brandissant le journal du soir. Sur le coup, elle vendit les droits de réimpression de la dernière série des reportages de Gibson la moitié plus cher que ce que sa victime avait l’intention de les payer, puis elle se retira dans sa chambre pour pleurer copieusement pendant une bonne minute. Oui, ces deux événements auraient énormément plu au romancier …
Dans nombre de rédactions, ses textes furent rapidement extraits des archives pour être passés à la composition sans perte de temps. Et à Londres, un éditeur qui avait versé une avance assez considérable à Gibson commença à se sentir très mal à l’aise.
Le cri poussé par Martin résonnait encore dans la cabine quand le pilote atteignit les commandes. Le romancier se trouva brusquement projeté à bas de son siège quand l’avion se redressa dans un sursaut presque vertical, en une tentative désespérée de virer vers le nord. Quand il put se remettre sur pied, il aperçut dans un éclair une falaise orangée, étrangement floue, qui fondait sur eux à quelques kilomètres à peine.
Même dans cet instant de panique, Gibson remarqua que la barrière, dans son rapide mouvement d’approche, avait quelque chose de très curieux ; la vérité lui apparut enfin d’un seul coup. Ce n’était pas une chaîne de montagnes, mais un obstacle non moins périlleux. L’avion fonçait vers un mur de sable porté par le vent et qui s’élevait du désert jusqu’aux limites de la stratosphère.
L’ouragan les atteignit une seconde plus tard. L’appareil reçut un violent soufflet et, à travers la coque isolante, parvint un rugissement aigu et rageur, le son le plus terrifiant que Gibson eût jamais entendu. La nuit les enveloppa aussitôt et ils volèrent, désemparés et impuissants, au milieu d’une obscurité hurlante.
Cela dura cinq minutes, qui parurent une éternité. Puis il y eut un brusque regain de lumière crépusculaire rouge foncé, la coque cessa d’être pilonnée par un millier de marteaux tandis qu’un silence bourdonnant remplissait la cabine. Leur vitesse même les avait sauvés en faisant de l’appareil un véritable projectile qui avait percé le cœur de la tempête. À travers le hublot arrière, Gibson entrevit une dernière fois l’ouragan qui courait vers l’ouest en labourant le désert.
Les jambes en coton, il s’écroula sur son siège avec gratitude et poussa un énorme soupir de soulagement. Il se demanda tout d’abord s’ils n’avaient pas été sérieusement déviés de leur route, puis il se dit que le mal ne serait pas grand, avec les instruments de navigation perfectionnés qui équipaient l’avion.
Ce fut alors seulement, quand ses oreilles ne furent plus assourdies par le vacarme, qu’il reçut son deuxième choc. Les moteurs avaient stoppé !
— Mettez vos masques ! cria le pilote au milieu d’un silence tendu. La coque peut se fendre à l’arrivée au sol !
Très maladroit, Gibson extirpa son équipement respiratoire de dessous son siège et l’ajusta sur la tête. Lorsqu’il eut fini, le sol semblait déjà s’être fort rapproché, encore qu’il fût difficile d’apprécier les distances dans l’éclairage insuffisant de la nuit tombante.
Une colline basse défila et se fondit dans l’ombre. L’avion se cabra pour en éviter une autre, exécuta un saut brusque et spasmodique en effleurant le sol, puis rebondit. L’instant d’après, il reprenait contact et Gibson se raidit dans l’attente de l’inévitable fracas.
Il n’osa se détendre que longtemps plus tard, encore incapable de réaliser qu’ils étaient tous indemnes. Alors, Hilton s’étira sur son siège et ôta son masque pour interpeller le pilote :
— Du beau travail, l’ami ! Et maintenant, qu’est-ce qu’il nous reste à faire à pied ?
Il n’y eut pas de réponse. Au bout d’un moment, le pilote prononça d’une voix brisée :
— Quelqu’un peut-il m’allumer une cigarette ? J’ai la tremblote …
— Voici, dit Gibson en se portant vers l’avant. On peut faire de la lumière à présent, je suppose ?
En chassant la nuit martienne qui les enveloppait, l’éclairage tamisé contribua beaucoup à relever le moral des passagers. Chacun commença à ressentir une satisfaction un peu ridicule, et des plaisanteries assez fades obtinrent un écho qu’elles ne méritaient pas. La joie d’être encore en vie était si grande que les milliers de kilomètres qui séparaient les rescapés de la base la plus proche importaient à peine.
— Une rude tornade, bredouilla Gibson. Est-ce qu’il s’en produit souvent de pareilles ici ? Pourquoi n’avons-nous pas été avertis ?
Le pilote, enfin remis de son ébranlement nerveux, était la proie de pensées tumultueuses ; la perspective menaçante de la commission d’enquête se dessinait dans son esprit. Évidemment, même en pilotage automatique, il aurait dû surveiller la navigation de plus près …
— Je n’ai jamais vu un ouragan pareil, dit-il, et pourtant j’ai fait au moins cinquante voyages entre Port Lowell et Skia. L’ennui, c’est que nous ne savons encore rien de la météorologie martienne. D’ailleurs, il n’y a qu’une demi-douzaine de stations sur la planète : c’est insuffisant pour nous donner un tableau précis.
— Mais Phobos ? Ils n’ont donc pas vu de là-bas ce qui se passait, pour n’avoir rien dit ?
— Phobos n’est pas encore levée, souligna le pilote, après un bref calcul. Je suppose que l’ouragan a pris naissance au-dessus d’Hadès et qu’il est déjà apaisé à l’heure actuelle. Il n’a donc pu passer à proximité de Charontis, ce qui fait que, de là non plus, on n’a pu nous prévenir. C’est un de ces accidents dont la faute n’incombe à personne.
Cette pensée sembla considérablement le réjouir, mais Gibson avait du mal à faire montre d’autant de philosophie.
— En attendant, répliqua-t-il, nous sommes bloqués en plein milieu du bled ! Dans combien d’heures va-t-on nous découvrir ? Existe-t-il une chance de réparer l’appareil ?
— Pas le moindre espoir, les réacteurs sont en loques. Il sont conçus pour travailler dans de l’air, pas dans du sable !
— On ne pourrait pas appeler Skia ?
— C’était possible en altitude, mais plus maintenant. Quand Phobos se lèvera — voyons … dans une heure — , je pourrai appeler l’observatoire, qui sera alors en mesure de nous relayer. C’est ainsi que nous devons opérer ici pour toutes nos relations à grande distance, vous comprenez ? L’ionosphère est trop perméable pour réfléchir les signaux comme sur Terre. En tout cas, je vais m’assurer que la radio est intacte.
Il se porta vers l’avant et entreprit d’ausculter l’émetteur, pendant que Hilton s’occupait de vérifier les radiateurs et la pression de l’air dans la cabine, laissant les deux autres passagers méditer en tête à tête.
— C’est bien ma chance ! explosa Gibson, mi-amusé, mi en colère. Je suis venu sans encombre de la Terre à Mars, soit plus de cinquante millions de kilomètres, et dès que je mets le pied sur un avion, voilà ce qui arrive ! La prochaine fois, je m’en tiendrai aux astronefs !
— Nous aurons au moins l’occasion de raconter quelque chose aux autres en rentrant, déclara Jimmy en souriant. Peut-être pourrons-nous enfin nous livrer à une véritable exploration.
Il regarda à travers le hublot en disposant les mains en abat-jour au-dessus de ses yeux pour les préserver de la lumière ambiante. Le paysage environnant était plongé dans une obscurité complète, à part la tache lumineuse projetée par l’appareil lui-même.
On dirait qu’il y a des collines tout autour ; nous avons eu de la chance de nous poser en un seul morceau. Diable ! voilà une falaise … Encore quelques mètres et nous allions percuter en plein dedans !
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