— Vous avez une idée de notre position ? cria Gibson au pilote.
Son manque de tact lui valut un coup d’œil glacial.
— À peu près 120 degrés est et 20 degrés nord. L’ouragan ne peut pas nous avoir tellement déviés.
— Alors, nous sommes quelque part dans Aetheria, affirma le romancier en se penchant sur la carte. Oui, la région accidentée signalée ici, sans beaucoup de détails d’ailleurs.
— Pas étonnant, c’est la première fois que quelqu’un se pose dans ce coin. Cette partie de Mars est presque inexplorée ; elle a été entièrement cartographiée par air, c’est tout.
Gibson s’amusa de voir à quel point le visage de Jimmy s’éclairait à cette nouvelle. Le fait de se trouver en un lieu qu’aucun être humain n’avait jamais foulé présentait effectivement un attrait exceptionnel.
— Je n’aime pas jouer les trouble-fête, remarqua Hilton d’un ton qui laissait prévoir que c’était précisément son intention, mais je ne suis pas du tout certain que vous pourrez contacter Phobos, même après son lever.
— De quoi ? se rebella le pilote. L’émetteur est intact, je viens de l’essayer …
— Peut-être, mais avez-vous remarqué où nous sommes ? Nous ne pouvons même pas voir Phobos. Cette falaise doit se trouver au sud par rapport à nous, et elle bouche complètement la vue, ce qui signifie que nos signaux sur ondes ultra-courtes ne parviendront jamais jusque-là. Pis encore, les télescopes de l’observatoire seront impuissants à nous repérer.
Un silence horrifié s’installa dans la cabine.
— Et alors, qu’allons-nous faire ? s’effraya Gibson.
Il eut la terrifiante vision d’un calvaire de mille kilomètres à travers le désert pour gagner Charontis, mais il rejeta immédiatement cette idée de son esprit. On ne pouvait pas emporter assez d’oxygène pour un tel voyage, a fortiori le ravitaillement et l’équipement nécessaires. D’ailleurs, il était impossible de passer la nuit sans protection, sur la surface de Mars, même en cette région proche de l’Équateur.
— Il faudra signaler notre présence d’une autre façon, c’est tout, déclara calmement Hilton. Au matin, nous grimperons sur les collines pour jeter un coup d’œil aux alentours. En attendant, je crois que ce n’est pas la peine de s’en faire.
Il bâilla, s’étira, obstruant la cabine du plancher au plafond.
— Nous n’avons pas de soucis immédiats : il y a de l’air pour plusieurs jours et assez de réserves dans les batteries pour nous chauffer presque indéfiniment. Nous aurons peut-être un peu faim s’il faut rester ici plus d’une semaine, mais je ne crois pas que nous en arriverons là.
Par une sorte de consentement tacite, Hilton avait pris le commandement. Peut-être ne s’en rendait-il pas compte lui-même, mais il devenait à présent le chef du petit groupe. Le pilote lui déléguait sa propre autorité sans arrière-pensée.
— Vous avez dit que Phobos se levait dans une heure ? reprit Hilton.
— En effet.
— Bon. Maintenant, quelle est sa course ? Je ne peux jamais me rappeler le trajet de votre fichue petite lune …
— Elle se lève à l’ouest et se couche à l’est à peu près quatre heures plus tard.
— Alors, elle doit se trouver au sud vers minuit ?
— C’est juste. Bon Dieu ! Cela veut dire que nous ne pourrons même pas la voir ! Elle sera éclipsée pendant au moins une heure !
— Quel satellite ! grogna Gibson. On n’en trouve même pas la trace quand on en a le plus besoin !
— Ça n’a pas d’importance, fit posément l’ingénieur. En sachant avec précision où il est, on ne risque rien en envoyant des signaux de radio au moment opportun. C’est tout ce qu’on peut faire cette nuit. Personne n’a un jeu de cartes, non ? Alors, Martin, si vous nous racontiez quelques-unes de vos histoires ?
C’était là une proposition imprudente, car Gibson saisit la balle au bond.
— Je n’y pense guère, fit-il. C’est plutôt vous qui avez des histoires à raconter.
Hilton se cabra, et le romancier se demanda un instant s’il ne l’avait pas froissé. Il savait que l’astronaute parlait rarement de l’expédition vers Saturne, mais l’occasion était trop belle pour être manquée, et elle ne se représenterait jamais plus. Et puis, comme toutes les relations de grandes aventures, ce récit ferait hausser le moral. Peut-être Hilton le comprit-il, car il s’amadoua et se mit à sourire.
— Vous m’avez drôlement possédé, Martin ! Bon, je veux bien parler, mais à une condition …
— Laquelle ?
— Pas de citations directes, s’il vous plaît !
— Comme si j’avais l’intention d’en faire !
— Et si vous publiez quelque chose, laissez-moi voir le manuscrit auparavant.
— Bien entendu !
C’était encore mieux que ce que Gibson osait espérer. Il n’avait pas eu l’intention d’écrire les péripéties vécues par son compagnon, mais il était heureux de savoir qu’il pourrait les publier s’il le désirait. L’idée qu’il n’en aurait peut-être plus jamais la possibilité ne lui vint même pas à l’esprit.
Derrière les parois de l’appareil, la cruelle nuit martienne régnait partout, une nuit cloutée d’étoiles à l’éclat inerte, acérées comme des épingles. La pâle lueur de Déimos éclairait vaguement le paysage d’une phosphorescence glaciale tandis qu’à l’est, Jupiter, l’astre le plus lumineux du ciel, se levait dans toute sa gloire. Mais à l’intérieur de l’avion désemparé, les pensées des quatre hommes s’envolaient encore à six cents millions de kilomètres plus loin du Soleil.
Nombre de gens étaient toujours intrigués par le fait que l’homme avait déjà exploré Saturne et pas encore Jupiter, pourtant beaucoup plus proche. Mais la distance pure ne comptait pratiquement plus dans les voyages interplanétaires et Saturne avait été atteint grâce à un hasard étonnant, qui semblait trop beau pour être vrai. Dans l’orbite de cette planète évolue Titan, le plus gros satellite du système solaire, qui a environ deux fois la taille de la Lune. En 1944, on découvrit que Titan possédait une atmosphère. Celle-ci n’était pas respirable, mais sa valeur était inestimable, car elle se composait de méthane, l’un des carburants qui conviennent le mieux aux fusées atomiques pour le décollage.
Cette trouvaille créa une situation unique dans les annales du vol intersidéral. Pour la première fois, une expédition pouvait être envoyée sur un monde lointain avec la certitude que le ravitaillement serait possible à l’arrivée.
L’Arcturus et son équipage de six hommes, lancés dans l’espace depuis l’orbite de Mars, atteignirent le système saturnien au bout de neuf mois, avec assez de carburant pour se poser en toute sécurité sur Titan. Les pompes avaient alors été mises en action et le remplissage des grands réservoirs s’était effectué en puisant dans la réserve des innombrables trillions de tonnes de méthane que l’on avait sous la main. Regagnant Titan chaque fois que le plein était nécessaire, l’Arcturus explora un à un les quinze satellites connus de Saturne et suivit même les bords du gigantesque anneau. En quelques mois, on sut plus de choses sur la planète qu’on n’en avait découvert pendant des siècles d’examen au télescope.
Mais il avait fallu payer un lourd tribut. Deux des membres de l’équipage étaient morts, tués par des radiations, à la suite de réparations urgentes à l’un des moteurs atomiques. On les avait inhumés sur Dione, le quatrième satellite. Et puis le chef de l’expédition, le capitaine Envers, fut tué par une avalanche d’air gelé sur Titan ; son corps resta introuvable. Hilton avait alors pris le commandement et il avait pu ramener l’Arcturus intact sur Mars avec l’aide des deux autres survivants.
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