— Oh, je n’en sais rien. Il représente surtout un nouveau visage, et puis, le vol interplanétaire est un métier tellement plus romantique que celui que nous avons ici !
— Toutes les jeunes filles en pincent pour les astronautes, hein ? Ne venez pas me dire que je ne vous ai pas prévenu !
Il devint bientôt évident pour Gibson que quelque chose était arrivé à Jimmy, et deux suppositions lui suffirent pour trouver la réponse correcte. Martin approuvait pleinement le choix de son protégé. Irène paraissait être une charmante enfant, d’après le peu qu’il avait vu d’elle. Elle était assez puérile, mais ce n’était pas nécessairement un handicap. Beaucoup plus important était son naturel gai et agréable, bien que l’écrivain lui eût découvert une fois ou deux un air songeur qui, d’ailleurs, ajoutait à son charme. Elle était aussi extrêmement jolie. Si l’âge de Gibson lui permettait de dire que ce n’était pas là un point capital, Jimmy pouvait voir la question d’un œil différent.
Martin résolut d’attendre que le jeune garçon abordât le premier la question. Selon toute probabilité, Jimmy était encore persuadé que personne n’avait rien remarqué. Pourtant, le sang-froid de Gibson l’abandonna quand son protégé lui annonça son intention d’occuper un emploi temporaire à port Lowell. Sa décision n’avait en soi rien d’anormal, elle était même de pratique courante parmi les équipages de fusées en escale, qui ne tardaient pas à ressentir les atteintes de l’ennui s’ils restaient inactifs entre deux voyages. Le travail qu’ils choisissaient était toujours d’ordre technique et se rapportait d’une façon ou d’une autre à leur activité professionnelle. Mackay, par exemple, enseignait les mathématiques aux cours du soir, tandis que l’infortuné Scott avait rallié l’hôpital sans délai, dès son arrivée, sans s’accorder la moindre détente.
Mais Jimmy, semblait-il, voulait du changement. On manquait de personnel à la section de comptabilité et il pensait que ses connaissances en mathématiques pourraient être utiles. Il avança un argument très persuasif que Gibson écouta avec un véritable plaisir.
— Mon cher Jimmy, dit Martin, lorsqu’il eut terminé, pourquoi me dire tout ceci ? Rien ne t’empêche de faire ce que tu veux si tu en as envie.
— Je sais, mais comme vous voyez souvent le maire, j’ai pensé que vous pourriez peut-être lui en toucher un mot pour me faciliter les choses.
J’en parlerai même à l’administrateur, si tu veux …
— Oh, non, je ne … bredouilla-t-il.
Il tenta de réparer sa bévue :
— Ce n’est pas la peine de le déranger pour des vétilles pareilles.
— Écoute, Jimmy, lança Gibson avec une grande fermeté, pourquoi me cacher quelque chose ? Est-ce une idée à toi ou est-ce Irène qui te l’a soufflée ?
Cela valait la peine d’avoir fait le voyage jusqu’à Mars, rien que de voir l’expression du jeune amoureux. On aurait dit un poisson sorti de l’eau depuis un moment et qui venait brusquement de comprendre sa situation.
— Ah ! dit finalement Jimmy. Je ne savais pas que vous étiez au courant. Vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ?
Gibson était sur le point de faire remarquer que ce serait tout à fait superflu, mais il vit dans les yeux de son interlocuteur une lueur qui le fit renoncer à toute velléité d’humour. La roue avait tourné, et il se retrouvait lui-même vingt ans plus tôt, au cours d’un certain printemps. Il savait exactement ce que Jimmy éprouvait en cet instant, comme il savait que rien de ce que l’avenir pourrait lui apporter n’égalerait les émotions que le jeune homme était en train de découvrir, toujours aussi neuves et aussi fraîches qu’au premier matin du monde. Il pourrait connaître d’autres amours plus tard : le souvenir d’Irène continuerait à façonner et à colorer sa vie, car cette jeune fille était l’incarnation d’un idéal qu’il avait emmené avec lui sur ce nouveau monde.
— Je ferai ce que je pourrai, murmura le romancier, en y mettant tout son cœur.
L’histoire se répète, mais jamais d’une façon identique, et une génération profite souvent des erreurs du passé. Bien des éléments échappent aux projets ou aux prévisions, mais Martin ferait tout pour se rendre utile et, cette fois-ci, les résultats seraient peut-être différents.
La lumière jaune s’alluma. Gibson absorba une autre gorgée d’eau, toussota discrètement et vérifia si les feuilles de son manuscrit étaient en ordre. Chaque fois qu’il parlait à la radio, sa gorge avait tendance à se serrer. Dans la cabine de contrôle, la technicienne chargée des programmes leva le pouce : le jaune vira subitement au rouge.
— Allô, la Terre ? Ici Martin Gibson, qui vous parle de Port Lowell, sur Mars. Aujourd’hui est un grand jour pour nous. Ce matin, en effet, on a procédé au gonflage du nouveau dôme qui accroît dans de notables proportions l’importance de la cité. Je ne sais s’il me sera possible de vous donner une idée du triomphe que cela représente, de vous communiquer une part du sentiment de victoire que nous éprouvons ici, mais je vais l’essayer.
« Vous savez tous qu’il est impossible de respirer l’atmosphère martienne, celle-ci étant beaucoup trop ténue et ne contenant pratiquement pas d’oxygène. Port Lowell, la plus grande de nos agglomérations, est construite sous six dômes de plastique transparent, maintenus par la pression de l’air intérieur, un air parfaitement respirable encore que moins dense que le vôtre.
« Depuis un an, une septième coupole, deux fois plus vaste que les autres, était en construction. Je vais vous la décrire telle qu’elle se présentait hier quand j’y ai pénétré avant le gonflage.
« Imaginez une grande nappe circulaire d’un demi-kilomètre de diamètre, entourée d’une paroi épaisse de briques de verre deux fois haute comme un homme. Des passages conduisant aux autres dômes sont ménagés dans ce mur, de même que des issues qui s’ouvrent directement sur l’extérieur, sur les prairies d’un vert éclatant qui nous environnent de toute part. Ces passages se composent simplement de tubes métalliques munis de grandes portes circulaires se fermant automatiquement dès que l’air vient à s’échapper de l’une ou l’autre des coupoles. Sur Mars, nous n’aimons pas beaucoup mettre tous nos œufs dans le même panier !
« Hier, quand j’ai fait mon entrée dans le Dôme n° 7, tout ce grand espace circulaire était recouvert d’une mince feuille transparente dont les bords étaient fixés à la paroi et dont la surface gisait mollement sur le sol, en plis énormes sous lesquels il fallait se frayer un chemin. Si vous pouvez imaginer que vous marchez à l’intérieur d’un ballon sphérique dégonflé, vous saurez exactement ce que j’ai pu ressentir. L’enveloppe du dôme est faite d’un plastique très résistant, très souple et d’une transparence presque parfaite ; c’est une sorte de cellophane épaisse.
« Naturellement, le port du masque était obligatoire, car il n’y avait pas encore d’air sous la coupole, qui était déjà hermétique et isolée du dehors. On s’employait d’ailleurs à en insuffler à l’intérieur aussi vite que possible, et l’on pouvait voir l’immense feuille se tendre paresseusement au fur et à mesure que la pression montait.
« L’opération se poursuivit toute la nuit. Ce matin, mon premier réflexe fut de retourner sur place ; l’enveloppe s’était enflée au centre en une énorme bulle, mais ses bords restaient encore aplatis. Ce vaste renflement, de cent mètres de diamètre environ, s’agitait comme une créature vivante et prenait progressivement de l’extension.
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