Ce comportement peu subtil lui avait causé une certaine angoisse. Sa présence n’allait-elle pas paraître trop manifestement intéressée ? Mais, après tout, n’était-ce pas son droit de se rafraîchir, comme les employés du service administratif ? Bien sûr, il y avait aussi la débâcle de la veille. Pour se réconforter, Jimmy évoqua une citation où il était question de cœurs courageux et de belles dames.
Ses scrupules étaient superflus. Bien qu’il eût attendu jusqu’à ce que le café se vidât de tous ses clients, il ne vit aucune trace de la belle ni de sa compagne. Elles avaient dû aller ailleurs.
Pour un jeune homme débrouillard comme lui, ce n’était qu’un échec, gênant peut-être, mais provisoire. La jeune fille devait certainement travailler dans le bâtiment de l’administration et l’on pouvait invoquer d’innombrables prétextes pour le visiter. Jimmy pouvait, par exemple, demander quelques renseignements sur ses appointements, mais il réfléchit et se dit que cela ne le conduirait pas dans les bureaux du classement ou des sténodactylos, où elle était probablement employée.
Il valait mieux surveiller l’édifice aux heures d’entrée et de sortie du personnel. Avant que Jimmy ne tentât de résoudre ses difficultés, le destin entra de nouveau en jeu sous les traits de Martin Gibson qui arrivait, passablement essoufflé.
— Je te cherche partout, Jimmy ! Dépêche-toi d’aller t’habiller ; tu ne sais donc pas qu’il y a un spectacle ce soir ? Nous sommes tous invités chez l’administrateur avant la séance. Il nous reste deux heures …
— Quelle est la tenue de rigueur pour un dîner officiel, ici ?
— Short noir et cravate blanche, je pense, dit Gibson, en hésitant un peu. Ou bien le contraire. De toute façon, on nous le dira à l’hôtel. J’espère qu’on trouvera quelque chose à ma taille.
On trouva, mais de justesse. Sur Mars, où les vêtements sont réduits à leur plus simple expression par suite du conditionnement de l’air, la tenue de soirée consistait simplement en une chemise de soie blanche à deux rangées de boutons de nacre, une cravate noire et un short de satin noir comportant une ceinture de larges anneaux d’aluminium montés sur un support élastique. Le tout avait meilleure allure qu’on aurait pu le croire, mais ainsi accoutré, Gibson représentait une sorte de compromis entre un boy-scout et un page. Par contre, Norden et Hilton portaient beau. Mackay et Scott étaient moins élégants ; quant à Bradley, il ne s’en préoccupait pas le moins du monde et ça se voyait.
La résidence de l’administrateur était la demeure privée la plus vaste de la planète, encore qu’elle eût semblé très modeste sur Terre. Les invités se réunirent dans le salon d’attente où on leur servit l’apéritif — un véritable, celui-là — avant de passer à la salle à manger.
En tant que second en grade après Hadfield, le maire Whittaker avait été également invité. En écoutant la conversation des deux hommes avec Norden, Gibson nota, pour la première fois, le respect dont les colons entouraient les hommes qui assuraient la liaison avec la Terre.
Hadfield ne tarissait pas d’éloges sur l’Arès et devenait presque lyrique lorsqu’il vantait sa vitesse, sa capacité de transport et les heureux effets qui en découlaient pour l’économie de Mars.
— Avant d’aller plus loin, déclara-t-il, une fois l’apéritif vidé, je serais heureux de vous présenter ma fille, qui s’occupe en ce moment des préparatifs. Je vous prie de m’excuser, je cours la chercher …
Il ne fut absent que quelques secondes.
— Voici Irène, annonça-t-il, en cherchant vainement à ne pas laisser transparaître de fierté dans sa voix.
Il la présenta à chacun de ses invités, un par un, et arriva finalement devant Jimmy.
La jeune fille regarda ce dernier avec un charmant sourire.
— Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? dit-elle.
Les joues du jeune stagiaire s’empourprèrent, mais il ne perdit pas pied et lui retourna son sourire.
— C’est exact, répondit-il.
C’était tout de même stupide de sa part de n’y avoir pas songé. En réfléchissant un tant soit peu, il aurait dû deviner qui elle était. Sur Mars, le seul homme qui pouvait se permettre d’enfreindre les règles était celui qui les instituait !
Jimmy se souvenait d’avoir entendu dire que l’administrateur avait une fille, mais il ne lui était pas venu à l’idée d’associer les deux faits. Tout s’expliquait, à présent : quand Hadfield et sa femme avaient émigré, leur fille unique les accompagnait, ainsi que le prévoyaient les clauses du contrat. Personne d’autre n’avait été autorisé à en faire autant.
Bien qu’excellent, le repas fut un peu pénible pour Jimmy, non faute d’appétit ( ce qui eût été inconcevable ), mais parce que le jeune homme était mal placé et qu’il mangeait d’un air distrait. Assis presque à l’extrémité de la table, il ne pouvait voir Irène qu’en se tordant le cou d’une façon fort peu distinguée, aussi éprouva-t-il un sérieux soulagement quand le dîner fut terminé et quand les invités se levèrent pour le café.
Deux autres habitants de la maison de l’administrateur attendaient déjà au salon : c’était un couple de chats siamois, occupant les meilleurs sièges et contemplant les visiteurs d’un regard impénétrable. Gibson, à qui ils furent présentés comme Topaze et Turquoise, essaya aussitôt de s’en faire des amis.
— Aimez-vous les chats ? demanda Irène à Jimmy.
— Oui, plutôt …, répondit-il, bien qu’il les eût en horreur. Il y a longtemps qu’ils sont ici ?
— Oh, environ un an. Ce n’est qu’un caprice, vous savez. Ils sont les seuls animaux vivant sur cette planète, et je me demande s’ils l’apprécient …
— En tout cas, je suis certain que la planète, elle, les apprécie. Est-ce qu’ils ne sont pas un peu gâtés ?
— Ils sont trop indépendants. Je ne crois pas qu’ils éprouvent réellement de l’affection pour quelqu’un, même pour papa, qui aime pourtant se l’imaginer.
Avec beaucoup de tact, et profitant des bonnes dispositions de la jeune fille qui allait toujours au-devant de ses questions, Jimmy amena la conversation sur des sujets plus personnels. Il apprit ainsi qu’elle travaillait à la section de comptabilité, et qu’elle était également au courant de pas mal d’autres besognes du service administratif, où elle espérait occuper un jour un poste important. Il devina que la situation de son père était plutôt un léger handicap pour Irène. Si cela contribuait à lui rendre la vie plus facile sur certains points, sur d’autres elle constituait un préjudice bien défini, car Port Lowell était férocement démocratique.
Il était très difficile de cantonner Irène au sujet martien, car elle préférait de beaucoup entendre parler de la Terre, qu’elle avait quittée tout enfant et qui revêtait dans son imagination l’aspect fabuleux d’un rêve. Jimmy fit de son mieux pour répondre à sa curiosité, trop heureux de captiver son attention. Il parla des grandes villes du globe, de ses montagnes et de ses océans, de son ciel bleu aux nuages fuyants, de ses rivières et de ses arcs-en-ciel, toutes choses dont Mars était privée. Tout en s’animant, il sombrait de plus en plus sous le charme des yeux rieurs de sa compagne. On ne pouvait les décrire mieux, car Irène paraissait être, à tout moment, sur le point de vous faire partager une plaisanterie secrète.
Se moquait-elle encore de lui ? Jimmy n’en était pas sûr et, d’ailleurs, il ne voulait pas en tenir compte. Qu’il est stupide de croire, se disait-il, que l’on reste bouche cousue en de telles occasions ! Il n’avait jamais été aussi bavard de toute sa vie …
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