Comme prévu, les deux astronomes de service les accueillirent à bras ouverts et la petite coupole à air conditionné ne tarda pas à se remplir d’odeurs de cuisine. Pendant ce temps-là, Mackay, qui avait accroché l’aîné des savants, entreprenait avec lui une discussion technique sur les travaux de l’observatoire. La conversation était d’un niveau trop élevé pour Gibson, mais il essaya pourtant d’en tirer des éléments d’information.
En principe, les deux hommes parlaient surtout d’astronomie de position, une tâche obscure mais essentielle qui consiste à déterminer les longitudes et les latitudes, et à fournir des signaux horaires. Le travail d’observation proprement dit était très restreint, car cette besogne revenait depuis longtemps aux énormes instruments installés sur la Lune ; le minuscule télescope de Mars ne pouvait espérer rivaliser avec eux, surtout avec le handicap supplémentaire que formait l’atmosphère non négligeable de cette planète. C’est à peine si l’on avait daigné mettre à profit le faible surcroît de précision offert par l’orbite plus large de Mars pour vérifier la parallaxe de quelques étoiles rapprochées.
Tout en mangeant — son appétit était meilleur qu’il ne l’avait jamais été depuis son arrivée — , Gibson ressentait une certaine satisfaction d’avoir un peu égayé la dure existence de ces hommes dévoués. Comme il n’avait pas encore rencontré suffisamment d’astronomes pour que ses illusions fussent détruites, il éprouvait pour eux un respect tout à fait disproportionné, car il s’imaginait qu’ils menaient une vie monacale dans leurs lointaines retraites. Même son premier contact avec les excellents cocktails du bar du mont Palomar n’avait pas réussi à le débarrasser de ses croyances simplistes.
Après le repas, chacun s’attela consciencieusement au lavage de la vaisselle, qui dura ainsi deux fois le temps normal. Les visiteurs furent ensuite invités à jeter un coup d’œil dans le télescope. On était au début de l’après-midi et Gibson se dit qu’il n’y avait sans doute pas grand-chose à voir. En quoi il se trompait.
Au début, l’image fut trouble et Martin dut ajuster le réglage avec des doigts malhabiles. Ce n’était pas facile de viser dans l’oculaire spécial alors qu’on portait un masque respiratoire, mais l’écrivain maîtrisa bientôt les difficultés.
En plein milieu du champ de vision, sur le fond du ciel presque noir, une splendide faucille nacrée, grosse comme une lune de trois jours, pendait à proximité du zénith. Quelques marques étaient visibles sur la partie illuminée, mais Martin ne put les identifier en dépit de tous ses efforts. Une trop grande partie de la planète se trouvait dans l’obscurité pour qu’on pût apercevoir un seul des principaux continents dans sa totalité.
Pas très loin de là flottait un croissant de forme identique, mais beaucoup plus petit et plus pâle. Le romancier reconnut distinctement certains cratères familiers. Planètes jumelles, la Terre et la Lune formaient certes un beau couple, mais elles étaient impuissantes à faire naître en Gibson de la nostalgie ou du regret pour ce qu’il avait abandonné, tant elles paraissaient lointaines et éthérées.
Un astronome prit la parole, son masque tout proche de celui de Gibson.
— Quand il fait nuit, on peut distinguer les lueurs des villes sur la face nocturne, celles de New York et de Londres en particulier. Pourtant, le plus magnifique spectacle, c’est le reflet du soleil sur la mer. Il se produit sur le bord du disque et prend à cette distance l’aspect d’une étoile chatoyante, mais il n’est perceptible qu’en l’absence de nuages dans le secteur. Malheureusement, la partie que nous avons sous les yeux n’est formée que de terres émergées.
Avant de quitter l’observatoire, les quatre compagnons eurent un regard pour Déimos, qui se levait à l’Est de sa façon paresseuse habituelle. Le grossissement maximum du télescope semblait rapprocher la grossière petite lune à quelques kilomètres et Gibson ne fut pas peu surpris d’y dénicher deux taches brillantes juxtaposées, qui représentaient l’Arès. Il aurait bien voulu détailler un peu Phobos, mais le satellite n’était pas encore levé.
Comme il n’y avait plus rien d’autre à voir, les visiteurs prirent bientôt congé des deux astronomes pour regagner leur « pou des sables ». Ils distinguèrent encore les signes d’adieu un peu tristes que faisaient leurs hôtes alors que le véhicule courait déjà au flanc de la colline. Le chauffeur expliqua qu’il allait faire un détour dans le but de ramasser des spécimens de roche. Gibson n’éleva aucune objection, car pour lui chaque coin de la planète avait sensiblement le même intérêt qu’un autre.
Aucune route véritable ne parcourait les hauteurs, mais toutes les aspérités avaient été usées par l’érosion au cours des âges, si bien que le sol était devenu parfaitement lisse. Çà et là, quelques rocs récalcitrants émergeaient encore, étalant une débauche fantastique de couleurs et de formes, mais ces obstacles pouvaient être évités aisément.
Une fois ou deux, les hommes passèrent devant de petits arbres — si l’on pouvait leur décerner ce nom — d’une espèce que Gibson n’avait encore jamais vue. On aurait plutôt dit des morceaux de corail, avec leur silhouette raide et pétrifiée. Selon le chauffeur, ces arbustes étaient vivants et excessivement vieux, mais personne n’avait encore pu mesurer leur vitesse de croissance. Une rudimentaire évaluation de leur âge concluait à cinquante mille ans ; quant à leur système de reproduction, il demeurait un mystère absolu.
Vers le milieu de l’après-midi, les explorateurs atteignirent une falaise basse mais resplendissante de couleurs. La « crête de l’Arc-en-Ciel », ainsi dénommée par le géologue, rappela irrésistiblement au romancier les plus flamboyants canons de l’Arizona, à une échelle beaucoup plus petite.
Mackay et Jimmy descendirent du véhicule pour permettre à leur compagnon de ramasser des échantillons ; Gibson, ravi, en profita pour impressionner la moitié de la pellicule multichrome qu’il tenait prête pour une telle occasion. Si le film pouvait rendre cette gamme de nuances avec fidélité, il tiendrait les promesses de son fabricant. Malheureusement, Martin devrait attendre son retour sur Terre pour le faire développer, car personne sur Mars n’était outillé pour ce genre de photos.
— Allons, dit le géologue, je crois qu’il est temps de prendre le chemin du retour si nous voulons être rentrés pour le thé. Nous pouvons passer par le même chemin qu’à l’aller, c’est-à-dire nous en tenir aux sommets, ou bien alors contourner les collines. Vous avez une préférence ?
— Pourquoi ne pas revenir par la plaine ? Ce serait plus direct, objecta Mackay, qui commençait à s’ennuyer un peu.
— Oui, mais ce serait aussi le chemin le plus mauvais … On ne peut pas faire de vitesse au milieu de ces énormes trognons de choux.
— Je déteste revenir sur mes pas, déclara Gibson. Faisons le tour des collines pour voir ce que nous pouvons trouver par-là.
Le chauffeur grimaça un sourire.
— Ne vous faites pas trop d’illusions : c’est à peu près la même chose des deux côtés. Bon, allons-y !
Le « pou » démarra, et la crête de l’Arc-en-Ciel disparut bientôt derrière eux. Ils suivaient maintenant un chemin sinueux à travers une région complètement stérile d’où les arbres pétrifiés avaient même disparu.
Gibson apercevait de temps à autre une tache verte qui ressemblait à de la végétation mais qui, vue de plus près, se révélait être un nouvel édifice minéral. Cette contrée, véritable paradis des géologues, possédait une étrange beauté. C’était sans doute l’un des coins les plus magnifiques de Mars.
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