Gibson sombra dans un silence méditatif, tandis que Jimmy jetait un coup d’œil à la dérobée sur la silhouette assise dans la pénombre à côté de lui.
Sur la face nocturne de l’astronef, l’éclairage des lampes du couloir avait été adouci pour permettre d’admirer les étoiles dans toute leur incomparable splendeur. La constellation du Lion était juste au-dessus et, en plein dans son centre, étincelait le gros rubis qui était leur objectif. Après le soleil, Mars était devenu le plus brillant de tous les corps célestes et déjà son auréole commençait à être visible à l’œil nu. La chaude lumière cramoisie se reflétait sur le visage du romancier et lui conférait un air satisfait, joyeux même, tout à fait incompatible avec son état d’esprit réel.
Ne peut-on jamais échapper à ses souvenirs ? Aussi nettement que vingt ans plus tôt, Gibson revoyait l’avis apposé dans le porte-affiche de la faculté : « Le doyen de la section de mécanique désire voir M. Gibson à son bureau à 3 heures. » Bien sûr, il avait dû attendre jusqu’à 3 h 15, mais cela n’y changea rien. Aurait-ce été aussi pénible si le doyen s’était montré sarcastique, glacial, distant, ou même s’il s’était mis en colère ? Martin détaillait encore le bureau où régnait un ordre inhumain, avec la secrétaire qui tapait sur sa machine dans un coin en affectant de ne rien entendre.
( Au fond, peut-être n’affectait-elle rien du tout ? La situation ne devait pas être aussi nouvelle pour elle que pour lui. )
Il aimait et respectait le doyen pour ses manières raffinées : il savait qu’il venait de le décevoir profondément, et ressentait doublement le désastre causé par son échec. Le vieil homme avait adopté son attitude favorite en pareil cas ; elle consistait à montrer plus de peine que de courroux, mais les effets s’étaient révélés plus durs qu’il ne le supposait ou qu’il ne le voulait. Le doyen lui avait offert une nouvelle chance, mais Gibson ne devait jamais la saisir.
Les choses s’aggravèrent encore, par la suite, bien qu’il eût honte de l’admettre, du fait que Kathleen s’était assez bien sortie de ses examens. Après la publication des résultats, il évita la jeune fille pendant plusieurs jours ; lorsqu’ils se rencontrèrent à nouveau, Martin l’avait déjà identifiée avec la cause de sa défaite.
Avec le recul du temps, Gibson voyait cette affaire avec plus d’objectivité. Aimait-il vraiment, s’il était disposé à sacrifier Kathleen pour la sauvegarde de sa dignité personnelle ? Car c’était bien cela, et il avait tenté d’en reporter le blâme sur elle.
La suite était inévitable. Ce fut la brouille ; elle survint au cours de leur dernière grande randonnée à bicyclette à la campagne, leur retour eut lieu par des chemins séparés. Il y eut aussi ces lettres qui ne furent pas ouvertes, et surtout celles qui ne furent pas écrites. Il y eut encore une infructueuse tentative pour revoir Kathleen lors de sa dernière journée à Cambridge, n’eût-ce été que pour un dernier adieu. Même cela avait échoué, le message n’ayant pas atteint l’étudiante en temps voulu. Gibson attendit en vain son arrivée sur le quai, jusqu’à la dernière minute. Le train bondé de joyeux étudiants s’était étiré bruyamment hors de la gare, laissant derrière lui Cambridge et Kathleen. Gibson n’avait jamais revu ni l’un ni l’autre.
Il était inutile de parler à Jimmy des tristes mois qui suivirent. Saurait-il jamais ce que cachaient ces simples mots : « J’eus une dépression nerveuse et on me conseilla d’interrompre mes études » ?
Le docteur Evans avait bien remonté Martin et ce dernier lui en gardait une éternelle reconnaissance. Ce fut Evans qui le persuada d’écrire pendant sa convalescence ; les résultats les surprirent tous les deux. ( Combien savaient que son premier roman avait été dédié à son psychiatre ? Après tout, puisque Rachmaninov en avait fait autant pour son Concerto en ut mineur, pourquoi pas lui ? )
Le médecin lui donna une nouvelle personnalité et une vocation qui allait lui permettre de reconquérir sa confiance en lui-même, mais il ne pouvait restituer un avenir perdu. Toute sa vie, Gibson envierait ceux qui avaient terminé ce que lui n’avait fait que commencer, ceux dont le nom s’accompagnait de titres qu’il ne posséderait jamais, ou qui poursuivaient leur carrière dans des activités irrémédiablement interdites pour lui.
Si son affliction n’avait pas eu de racines plus profondes, le mal n’aurait pas été grand, mais il avait rejeté la faute sur Kathleen pour ménager son propre orgueil, et toute son existence s’en trouvait faussée. Il associa définitivement Kathleen à l’échec et au déshonneur, et avec elle toutes les femmes. À part quelques liaisons qui n’avaient été prises au sérieux par aucun des partenaires, il n’avait jamais retrouvé l’amour, et il savait désormais que c’en était fini. Le fait de connaître son mal ne l’avait guère aidé à trouver le remède.
Bien sûr, il n’était pas nécessaire de révéler tous ces détails au jeune garçon. Mieux valait lui décrire les faits dans toute leur nudité et lui laisser deviner ce qu’il pourrait. Un jour, peut-être, Martin lui en dirait plus long, mais cela dépendait de beaucoup de choses.
Lorsqu’il eut terminé, Gibson fut surpris d’être en proie à une telle nervosité, dans l’attente des réactions de son confident. Il se demanda si le jeune homme avait compris le sens caché de ses paroles, s’il répartissait en lui-même les reproches avec équité, s’il allait exprimer de la sympathie, de la colère ou plus simplement de l’embarras. Brusquement, il devenait primordial de gagner son estime et son amitié. C’était de cette seule façon que Martin pourrait satisfaire sa conscience en apaisant les voix accusatrices du passé.
Le visage du jeune stagiaire se trouvait dans l’ombre et l’on ne pouvait déchiffrer son expression. Une éternité sembla s’écouler avant qu’il ne rompît le silence.
— Pourquoi m’avoir dit cela ? murmura Jimmy.
Sa voix était complètement neutre, vide de bienveillance comme de ressentiment.
Gibson hésita avant de répondre. Lui-même ne s’expliquait que difficilement les raisons qui l’avaient poussé à parler.
— Il fallait que je te le dise, c’est tout, prononça-t-il. Je n’aurais pas retrouvé ma tranquillité d’esprit sans cela. Et puis … j’ai cru que ce pouvait être utile, aussi.
Une fois de plus, il y eut un silence pesant, puis Jimmy se leva avec lenteur.
— Je dois méditer vos paroles, dit-il d’un ton encore dépourvu d’émotion. Je ne sais quoi vous dire pour l’instant …
Son départ laissa Gibson dans un état d’incertitude et de confusion extrêmes, et il était bien près de croire qu’il venait de se rendre ridicule. Le sang-froid du garçon, son manque de réaction l’avaient désemparé et il nageait dans le désarroi le plus complet. Il n’était sûr que d’une chose : c’est qu’il venait de faire un grand pas vers le soulagement de sa conscience.
Mais il avait encore caché beaucoup de choses à Jimmy. Il est vrai qu’il en ignorait tant lui-même !
— C’est complètement idiot ! tempêta Norden de l’air d’un chef viking en colère. Il me faut une explication ! Nom d’une pipe, il n’existe pas de possibilités d’accostage convenables sur Déimos ; où croient-ils que nous allons décharger la cargaison ? Je vais appeler l’administrateur, et ça va barder !
— À votre place, je n’en ferais rien, déclara Bradley d’une voix traînante. Vous avez remarqué la signature ? Ce n’est pas une instruction de la Terre en transit par Mars, elle vient tout droit du bureau de l’administrateur. Le vieux est peut-être un drôle de type, mais il ne fait rien sans avoir de bonnes raisons.
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