Si seulement il avait un appareil photo ! S’il pouvait montrer à Avi Meyer à quoi ce putain de salaud ressemblait !
Ils se levèrent de nouveau pour sortir. Pierre se déplaçait aussi vite qu’il le pouvait. Ils arrivèrent dans le hall des ascenseurs. Molly appuya sur le bouton. À ce moment-là, un grand Noir en veste de tweed, un volumineux sac de cuir en bandoulière, leur cria :
— Attendez !
Molly leva les yeux vers les chiffres illuminés au-dessus des quatre portes d’ascenseur. Le plus rapproché était encore à huit étages de là.
— Attendez ! répéta l’homme en accélérant le pas pour raccourcir la distance. Docteur Tardivel, il faut que je vous parle !
Molly s’interposa entre son mari et lui.
— Il a déjà dit tout ce qu’il avait à dire.
L’homme secoua la tête. Il avait dans les quarante ans, ses cheveux crépus coupés court étaient saupoudrés de blanc.
— Je ne crois pas, fit-il. Je pense, au contraire, qu’il a encore beaucoup à dire. (Il regarda Pierre dans les yeux.) N’est-ce pas ?
Les jambes de Pierre se dérobaient sous lui.
— C’est que…
— En quoi cela vous intéresse-t-il ? demanda Molly en s’interposant une fois de plus.
La cabine de l’ascenseur était arrivée et les portes coulissèrent.
L’homme glissa la main dans la poche de sa veste. L’espace d’une atroce seconde, Pierre crut qu’il allait en sortir une arme, mais ce fut une carte de visite qu’il tendit à Molly.
— Je m’appelle Barnaby Lincoln, se présenta-t-il. Je suis rédacteur économique au San Francisco Chronicle .
— Qu’est-ce que… ? balbutia Pierre.
— Je suis venu rendre compte de l’assemblée des actionnaires, mais le sujet que vous avez abordé me paraît bien plus intéressant.
— Ils ne savent pas où ils vont. Ils ne voient pas où tout ça peut nous mener.
— Exactement, fit Lincoln. Il y a des années que je m’occupe des histoires d’assurances, et je peux vous dire que ces gens échappent à tout contrôle. Il serait temps qu’une législation fédérale intervienne pour prohiber à l’échelon national l’usage des profils génétiques dans les critères d’admission des assurés.
Pierre était intrigué. Après tout, Ivan Marchenko se promenait en liberté depuis cinquante ans. Quelques minutes de plus ne feraient pas beaucoup de différence.
— D’accord , dit-il en français.
— Pouvons-nous aller quelque part prendre un café ?
— Très bien. Mais avant, j’ai un service à vous demander. J’aurais besoin d’une photo d’Abraham Danielson.
Lincoln fronça les sourcils.
— Il ne veut pas qu’on le photographie. Nous n’avons même pas une photo de lui dans nos archives.
— Ça ne m’étonne pas. Mais vous devez avoir un téléobjectif dans votre sacoche. Vous pourriez le prendre du fond de la salle sans vous faire remarquer. J’ai besoin qu’on voie bien son visage de face, jusqu’aux épaules.
— Mais pourquoi ?
Pierre garda un instant le silence.
— Je ne peux pas vous le dire maintenant. Mais si vous me procurez quelques épreuves le plus vite possible, je vous promets que vous serez le premier informé quand…
Il chercha un instant la métaphore adéquate. Il l’avait en français, mais pas en anglais.
— Quand la vérité éclatera, acheva-t-il.
Lincoln haussa les épaules.
— Attendez-moi ici, dit-il.
Il retourna dans l’auditorium. Lorsqu’il ouvrit la porte, Pierre reconnut la voix de Craig Bullen diffusée par les haut-parleurs. Encore mieux. Danielson avait dû regagner sa place. Il ne se méfierait pas des photographes.
— Ça y est, annonça Lincoln en revenant quelques minutes plus tard.
— Parfait, dit Pierre. Allons boire ce café.
— Avi Meyer, répondit une voix familière avec l’accent de Chicago.
— Pierre Tardivel, du LBNL, dit Pierre en appuyant sur la touche d’envoi du fax.
— Salut, Pierre. Du nouveau, pour Klimus ?
— Non, rien, mais…
— Nous n’avons rien ici non plus. J’ai un agent à Kiev qui fait des recherches dans les dossiers du camp de personnes déplacées où il se trouvait à l’époque, mais…
— Non, non, le coupa Pierre. Klimus n’est pas Ivan Marchenko.
— Hein ?
— Je me suis trompé. Ce n’est pas lui.
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Merde alors ! On a passé des mois sur cette piste à cause de votre insistance !
— Je viens de voir Marchenko. Face à face.
— À Berkeley ?
— Non. À San Francisco. Et Molly l’a rencontré dans la rue.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? La dernière version des apparitions d’Elvis ?
La respiration d’Avi était haletante. Le ton de sa voix indiquait qu’il regrettait amèrement de s’être laissé embarquer dans cette aventure avec un Sherlock Holmes amateur.
— Bon Dieu, Pierre ! Où est-ce que vous allez mettre le doigt, la prochaine fois ? Ross Perot ? Il a les oreilles en feuille de chou, c’est vrai. Ou bien Patrick Stewart ? Sa calvitie en fait un suspect de premier ordre. Il y a aussi le pape, avec son accent d’Europe de l’Est, et aussi…
— Je suis très sérieux, Avi. Je l’ai vu de près. Il a pris le nom d’Abraham Danielson. C’est le fondateur d’une compagnie d’assurances, la Condor Health.
Il entendit un bruit de clavier.
— Nous avons une fiche sur quelqu’un qui s’appelle comme ça, murmura Avi. Mais… la Condor, ce ne sont pas les gens qui ont une politique à l’égard de l’avortement que vous n’approuvez pas ? Je vous avais pourtant prévenu de ne pas faire le con avec le Département de la Justice, Pierre. Je pourrais vous faire coffrer rien que pour ça. D’abord, vous nous lâchez sur la piste de votre patron parce qu’il vous a fait chier je ne me rappelle plus très bien pourquoi. Et maintenant, vous voulez qu’on coince le fondateur d’une compagnie qui offusque votre sens particulier des convenances…
— Mais non, je vous assure que c’est bien lui, cette fois-ci.
— C’est sûr ?
— Mais oui, quoi. Merde, ce type est un monstre !
— Parce qu’il encourage l’avortement ?
— Non ! Parce qu’il s’appelle Ivan Grozny et qu’il est à la tête du Reich Millénaire. Parce qu’il a ordonné l’exécution de milliers de personnes, ici, en Californie.
— Vous pouvez prouver ce que vous avancez ? Vous avez le plus petit commencement de preuve ? Parce que, sinon…
— Regardez votre fax, Avi.
— Hein ? Ah ! Une seconde.
Pierre l’entendit poser le combiné et s’éloigner dans le bureau. Quelques instants plus tard, il reprit le téléphone.
— Où avez-vous eu cette photo ?
— C’est un journaliste du San Francisco Chronicle qui l’a prise.
— C’est… Quel nom avez-vous dit ? Abraham Danielson ?
— C’est lui.
— Bordel ! Il ressemble bien à Marchenko.
— Pas possible ! fit Pierre avec un sourire de triomphe.
— Je vais faire vérifier ses papiers d’immigration par mes assistants. Ça prendra une quinzaine de jours. Mais si c’est encore une impasse, Pierre…
— Je sais. Je sais.
Amanda n’avait toujours pas dit un seul mot à haute voix. D’après Molly, cependant, elle était capable d’articuler mentalement plusieurs centaines de mots, bien plus que ce qu’il lui restait encore à apprendre dans le langage des signes.
Le samedi après-midi, c’était le moment de la visite hebdomadaire de Klimus. Il arriva à quinze heures. Il n’apportait pas de cadeau pour Amanda – c’était une chose à laquelle il ne pensait jamais – mais, comme de coutume, son petit carnet dépassait de sa poche de poitrine. Il s’assit sur le canapé et se mit à prendre des notes sur le comportement d’Amanda et sa facilité à communiquer avec ses mains. Pendant tout ce temps, Molly prit soin de tenir la petite fille à l’écart de sa zone de réception. Elle savait que sa mère ne captait pas ses pensées si elle n’était pas tout près d’elle, mais elle n’était pas encore capable de comprendre qu’il fallait tenir tout cela secret devant un étranger. Molly veillait donc à ce qu’elle ne les trahisse pas par son comportement devant Klimus.
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