Robert Sawyer - Mutations

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    Le jour où il se découvre atteint d'une maladie incurable, Pierre Tardivel décide de devenir chercheur en génétique. Après de brillantes études, il travaille sur le génome humain aux côtés du Dr Klimus, un génial lauréat du Nobel.
Il rencontre là son épouse, Molly, professeur de psychologie dotée de pouvoirs télépathiques. Pour ne pas transmettre la maladie de Pierre à leur enfant, ils décident de procréer par insémination artificielle. Mais la petite fille qui naît a d'étranges caractéristiques génétiques…
Double enquête, double course contre la montre : celle d'un couple pour sauver son enfant victime de manipulations expérimentales, celle de Pierre, qui lutte contre le mal…

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Il s’interrompit pour reprendre son souffle. Son diaphragme était pris de spasmes occasionnels. Il remarqua que deux gardes de la sécurité avaient fait leur apparition de chaque côté de la salle. Ils avaient tous deux des étuis à pistolet sur la hanche.

— Je travaille sur le programme Génome humain, reprit Pierre. Nous sommes en train de séquencer chaque parcelle d’ADN constituant un être humain. Nous connaissons déjà l’emplacement du gène de la maladie de Huntington – c’est ce dont je souffre – ainsi que celui des gènes de certaines formes de la maladie d’Alzheimer, du cancer du sein et des affections cardiaques. Nous finirons par connaître la fonction de chaque gène. Je pense que cela se produira du vivant d’un grand nombre de personnes qui se trouvent actuellement dans cette salle. Aujourd’hui, nous ne pouvons tester génétiquement qu’une petite poignée d’éléments ; mais demain, nous serons en mesure de dire qui deviendra obèse, qui aura du cholestérol, qui sera atteint du cancer du côlon. S’il n’y avait pas des lois comme celle du sénateur Johnston, ce serait sous vos pieds, ou ceux de vos enfants ou petits-enfants, que l’on retirerait le filet de sécurité. Et tout cela au seul nom du profit.

Son instinct naturel, à ce stade, l’aurait incité à écarter les mains en un geste implorant, mais il était incapable de faire cela sans perdre l’équilibre.

— Nous ne devons pas nous battre pour empêcher les autres États d’adopter la même loi qu’ici en Californie, reprit-il. Nous devons, au contraire, les aider à adopter nos principes. Nous devons…

Craig Bullen empoigna son micro pour déclarer d’une voix ferme :

— Les assurances sont une activité commerciale, docteur Tardivel.

Pierre sursauta en l’entendant prononcer son nom. Ainsi, ils allaient jouer cartes sur table…

— Oui, mais…, commença-t-il.

— Et tous ces braves gens… (Bullen écarta les bras, et Pierre se demanda un instant s’il ne parodiait pas le geste qu’il avait été lui-même incapable d’accomplir) ont également des droits, notamment celui de faire fructifier leur argent durement gagné, de profiter de ce qui a été acquis à la sueur de leur front. Ils ont investi dans notre compagnie pour se ménager la sécurité financière à laquelle ils aspirent légitimement et pour pouvoir jouir plus tard d’une retraite décente. Ce qu’ils veulent, c’est se mettre à l’abri d’un mauvais coup du sort. Vous vous êtes présenté comme un généticien, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais pourquoi ne dites-vous pas aussi à ces braves gens que vous êtes assuré chez nous et que vous avez souscrit votre police le lendemain du jour où le projet de loi du sénateur Johnston a été officiellement adopté dans cet État ? Pourquoi ne leur parlez-vous pas des milliers de dollars que nous vous avons déjà remboursés au titre des dépenses relatives à votre maladie de Huntington, jusqu’au prix de cette canne sur laquelle vous vous appuyez ? Vous êtes une lourde charge pour nous, docteur Tardivel. Une charge pour toutes les personnes qui sont dans cette salle. Couvrir vos dépenses de soins représente une forme de charité qui nous est bel et bien imposée par les pouvoirs publics.

— Mais je…

— Notez qu’il y a une place, dans notre budget, pour ce genre de charité, docteur Tardivel. Vous serez sans doute surpris d’apprendre que j’ai personnellement fait don, sur mes propres deniers, de la somme de dix mille dollars par an à un hospice de San Francisco spécialisé dans le traitement du sida. Mais nos largesses doivent demeurer dans des limites raisonnables. Les services médicaux reviennent cher. Votre système canadien de Sécurité sociale, que vous vantez tant, risque fort de s’écrouler devant la montée en spirale des coûts de santé.

— Ça n’a rien…

— Veuillez vous rasseoir, monsieur. Vous avez eu votre temps de parole. Vous n’êtes pas le seul ici à vouloir vous exprimer.

— Mais vous essayez de…

Une voix grave, quelques rangées derrière lui, cria :

— Va te rasseoir, Frenchie !

— Retourne chez toi, si ça ne te plaît pas ici ! cria une femme.

Une minute ! dit Pierre.

— Résilie ta police ! hurla un autre homme. Arrête de nous sucer le sang !

— Vous ne comprenez pas ! protesta Pierre. Ce n’est pas de…

Quelqu’un le hua, bientôt suivi de plusieurs autres. Il reçut une boule de papier froissé. Bullen fit signe à ses deux hommes de la sécurité, qui s’avancèrent lentement vers Pierre. Il souffla bruyamment et retourna péniblement s’asseoir. Molly lui donna de petites tapes sur la main.

— Vous avez un sacré culot, vous ! fit un homme assis derrière lui en se penchant en avant.

Il avait une mèche coiffée en arrière pour cacher sa calvitie. Molly, qui captait depuis le début de la soirée une partie de ses pensées et de celles de sa femme, se tourna vivement pour lui lancer, furieuse :

— Et vous, vous trompez votre femme avec votre secrétaire Rebecca !

L’homme, ébahi, bredouilla quelque chose et sa femme se mit à l’invectiver. Molly se tourna vers Pierre :

— Allons-nous-en d’ici, mon chéri. Ça ne sert à rien de rester plus longtemps.

Pierre acquiesça. Commença alors le pénible processus consistant à se remettre sur ses pieds. Bullen poursuivit résolument l’assemblée.

— Toutes mes excuses pour cette pénible interruption, dit-il. À présent, mesdames et messieurs, comme chaque année, nous allons, avant de clore cette séance, donner la parole au fondateur de notre compagnie, Mr Abraham Danielson.

Pierre était maintenant à mi-chemin de la sortie. Sur l’estrade, un octogénaire complètement chauve se dirigeait d’une démarche mal assurée vers le devant de la scène. Molly, qui rassemblait ses affaires, releva la tête et…

Ô mon Dieu !

Ce visage… Ces yeux noirs au regard cruel…

Il portait une casquette bleu marine la dernière fois qu’elle l’avait vu. Ses oreilles étaient aplaties contre son crâne et sa calvitie était dissimulée, mais c’était bien le même homme, cela ne faisait aucun doute.

— Pierre ! Attends !

Il se retourna pour la regarder. Elle restait là, bouche bée.

— Il y a quarante-huit ans que j’ai fondé cette compagnie, commença Abraham Danielson d’une voix flûtée fortement teintée d’un accent d’Europe de l’Est. À cette époque…

— C’est lui ! murmura Molly à Pierre, qui était en train de se rasseoir. C’est l’homme qui torturait le pauvre chat écrasé !

— Tu en es sûre ?

Elle hocha vigoureusement la tête.

— C’est lui !

Il plissa les yeux pour mieux le voir. Cou épais, crâne dégarni. Tous les vieux sadiques devaient avoir un air de famille, mais celui-ci présentait une ressemblance étonnante avec Burian Klimus. Cependant, Klimus n’avait pas les oreilles décollées comme lui. En fait, cet homme ressemblait plutôt à…

Seigneur Dieu ! C’était le sosie de Demjanjuk !

— Doux Jésus ! dit-il en s’affaissant au creux de son fauteuil comme si quelqu’un venait de lui assener un coup sur la tête. Molly ! Ce type-là, c’est Ivan Marchenko !

— Mais… quand je l’ai vu, ce matin-là à San Francisco, il m’a invectivée en russe, pas en ukrainien !

— Beaucoup d’Ukrainiens parlent russe, fit Pierre en secouant la tête.

Tout cela se tenait. Quelle meilleure activité, pour un nazi au chômage, que de devenir actuaire ? Il avait passé toutes les années de la guerre à répartir les gens en catégories. Aryen, Juif, maître, esclave… Aujourd’hui, il avait trouvé le moyen de continuer. Et les assassinats, commis par des néonazis, étaient ordonnés par un homme qui se faisait appeler Grozny. Combien de gens fallait-il éliminer pour assurer à la Condor ses infâmes profits ? Quel que soit le nombre, c’était sans doute de la menue monnaie face au nombre de ses victimes pendant la guerre.

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