— Nous nous efforçons de faire de la bonne gestion. Je ne pense pas que vous ayez lu Milton Friedman. mais…
— Justement si, je l’ai lu.
Il vit avec satisfaction que les sourcils de Bullen se haussaient en accent circonflexe. Mais Friedman avait eu le prix Nobel d’économie en 1976, et il lisait toujours les prix Nobel.
— C’est lui, reprit-il, qui a posé la question de savoir si « les chefs d’entreprise, à condition de rester dans la légalité, ont d’autres responsabilités, dans l’exercice de leur activité professionnelle, que de rapporter à leurs actionnaires le plus d’argent possible ».
Bullen hocha la tête.
— Et sa réponse était : non, aucune.
— Mais le plus délicat, poursuivit Pierre, c’est de rester dans la légalité, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas facile.
— Je croyais que vous étiez venu me parler du programme Génome humain, fit Bullen, dont les joues s’empourpraient.
Il revissa le capuchon de son stylo. Pierre avait le cœur qui battait si fort dans sa poitrine qu’il était persuadé que Molly et Bullen l’entendaient. Ses idées se brouillèrent soudain dans sa tête. Cela lui arrivait de plus en plus fréquemment depuis quelque temps, mais il n’avait pas voulu se l’avouer. Que la maladie l’ait privé d’une grande partie de sa maîtrise physique, il pouvait l’accepter. Mais qu’elle atteigne aussi ses fonctions intellectuelles, il ne l’admettait pas. il ferma un instant les yeux et prit une profonde inspiration pour se rappeler ce qu’il devait dire ensuite.
— Mr Bullen, j’ai la conviction que votre compagnie opère des prélèvements génétiques illégaux sur ses candidats à une police d’assurance maladie.
Les yeux de Molly s’écarquillèrent. Dès que les mots avaient franchi ses lèvres, Pierre s’était rendu compte que c’était exactement la chose qu’ils avaient, d’un commun accord, décidé de ne surtout pas dire. Il était censé orienter simplement la conversation autour du sujet, afin de donner à Molly l’occasion d’écouter ses pensées. Mais maintenant…
Bullen regarda Pierre, puis Molly, assise tout près de lui, et de nouveau Pierre.
— Je ne saisis pas, dit-il en articulant lentement. De quoi parlez-vous ?
Que faire, à présent ? Retirer ce qu’il avait dit ? Mais l’accusation était lancée, et Bullen était maintenant sur la défensive.
— J’ai vu vos stylos, murmura Pierre.
Bullen haussa les épaules.
— Ils n’ont rien d’illégal.
Enfoncer le clou ? C’était sans doute la seule chose à faire, maintenant.
— Vous recueillez des échantillons de tissus sans la permission des intéressés, dit-il.
Bullen se laissa aller en arrière sur son siège et écarta les bras.
— Mr Tardivel, dit-il, c’est l’été, il fait chaud, malgré la climatisation, et vous êtes assis sur un siège en cuir. Vous avez probablement le bras qui colle au revêtement, n’est-ce pas ? Quand vous quitterez ce siège, vous y laisserez des centaines de cellules épidermiques. J’ai le droit de les recueillir. Et si vous utilisez mes toilettes (il désigna une porte encastrée dans les boiseries en séquoia) pour y laisser dans la cuvette une infime trace de votre défécation, j’aurai également le droit de recueillir, si je veux, quelques milliers de cellules épithéliales arrachées aux parois de votre intestin et enrobant vos crottes. Il suffirait que vous laissiez un cheveu avec son follicule sur le bord de mon lavabo ou que vous vous mouchiez dans un Kleenex que vous jetterez dans la corbeille pour que je dispose d’une provision largement suffisante de votre ADN. Mes avocats m’ont affirmé qu’il n’y avait rien d’illégal à recueillir des matières que les gens sèment continuellement autour d’eux.
— Mais vous ne faites pas que prélever des cellules. Vous utilisez les informations obtenues de manière à savoir d’avance quels assurés vont représenter la plus grosse charge pour votre budget.
— Seulement de manière statistique et anonyme, afin de prévoir nos dépenses en gestionnaires responsables. Tout cela uniquement dans l’intérêt de nos actionnaires, naturellement. Nous n’étions pas du tout préparés aux dépenses de santé relatives au sida, par exemple. Vers la fin des années quatre-vingt, nous avons failli en arriver au chapitre onze.
— Le chapitre onze ?
— La déconfiture, docteur Tardivel. La faillite. Personne n’a envie d’être assuré auprès d’une compagnie qui ne peut plus faire face à ses paiements. C’est la seule manière pour nous de planifier rationnellement notre budget.
— Je ne pense pas que ce soit dans ce but, Mr Bullen. Je pense que vous faites cela pour éviter de rembourser vos clients. Vous cherchez à les identifier d’avance, dans le seul but de les éliminer avant qu’ils ne deviennent une trop lourde charge pour vous.
Molly secoua légèrement la tête. Pierre comprit qu’il allait trop loin. Bon Dieu, pourquoi n’était-il pas capable de mettre de l’ordre dans ses pensées ?
Bullen inclina la tête de côté.
— Pardon ?
Pierre regarda de nouveau Molly, puis Bullen. Il prit une profonde inspiration, mais il était désormais trop tard pour faire machine arrière.
— Votre compagnie fait disparaître des gens, Mr Bullen. Vous vous arrangez pour assassiner tous ceux qui représentent pour vous un gros risque financier à brève ou moyenne échéance.
— Docteur Tardivel – si toutefois vous êtes bien qui vous prétendez être –, je crois que vous feriez mieux de quitter cette pièce.
— Tout ce que j’ai dit est vrai, n’est-ce pas ? demanda Pierre, qui tenait à résoudre cette question une fois pour toutes. Vous avez assassiné Joan Dawson et Bryan Proctor. Vous avez tué Peter Mansbridge et Cathy Jurima. Vous avez tenté de me faire disparaître aussi, et vous auriez probablement recommencé si vous n’aviez pas eu peur d’éveiller les soupçons.
Bullen s’était levé.
— Rosalee ! cria-t-il. Rosalee !
La lourde porte s’entrouvrit. L’époustouflante petite brune pointa la tête.
— Monsieur ?
— Appelez la sécurité ! Ces gens sont fous !
Il ne cessait d’aller et venir entre la table de conférence et son bureau.
— Sortez, vous deux ! Sortez d’ici tout de suite !
Rosalee était déjà au téléphone. Bullen ouvrit le tiroir supérieur de son bureau et en sortit un petit revolver.
— Sortez immédiatement !
Pierre se hissa sur la table polie, glissa sur les fesses jusqu’à ce qu’il atteigne l’autre bord et s’interposa entre Molly et le revolver.
— On s’en va, dit-il. On s’en va. Mais rangez cette arme !
Rosalee revint. Ses lèvres gonflées de collagène s’ouvrirent toutes grandes quand elle vit le revolver.
— La s… sécurité est en route, balbutia-t-elle.
Quatre gardes massifs en uniforme gris arrivèrent aussitôt après. Deux d’entre eux avaient dégainé leur pistolet gros calibre.
— Expulsez-les de nos locaux, ordonna Bullen.
— Venez, leur dit l’un des gardes en agitant le canon de son arme.
Pierre sortit le premier, suivi par Molly. Les gardes les escortèrent jusqu’à l’ascenseur. L’un d’eux était bloqué à l’étage, porte ouverte. Ils les firent entrer dans celui-là. Un garde tourna la clé d’un panneau de contrôle, et la cabine descendit rapidement jusqu’au rez-de-chaussée. Les oreilles de Pierre étaient sur le point d’éclater.
— Dehors ! fit le garde qui avait parlé la première fois.
Pierre et Molly marchèrent rapidement jusqu’au parking, suivis de deux des gorilles. Ils montèrent dans la Toyota. Molly prit le volant et sortit en trombe du parking.
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