— Une seconde, ma chérie, lui dit Molly.
Puis elle regarda Pierre.
— Bien sûr que je m’en souviens !
— La fille de Joan était là. Beth quelque chose. Tu te rappelles ?
— Une rouquine plutôt mince ? Oui.
— Quel était le nom de son mari ?
— Euh… Christopher, il me semble.
— Christopher, oui. Mais son nom de famille ?
— Bonté divine ! Je n’en ai pas la moindre…
— Un nom irlandais, je crois, insista Pierre. O’Connor, O’Brien, un truc comme ça.
Molly plissa le front, fouillant dans sa mémoire.
— Christopher… Christopher… attends… O’Malley, c’est ça.
— O’Malley, bravo !
Il alla chercher l’annuaire dans la salle à manger.
— C’est un peu tard pour téléphoner, lui dit Molly.
Pierre ne semblait pas avoir entendu. Il composait déjà un numéro.
— Allô ? Beth ? Excusez-moi de vous déranger à cette heure-ci. Je m’appelle Pierre Tardivel. Nous avons fait connaissance aux funérailles de votre maman. Vous vous rappelez qui je suis ? Je travaillais avec elle au LBNL. C’est ça. Écoutez-moi, j’ai besoin de savoir quelle compagnie l’assurait. Non, non, ça c’est une compagnie d’assurances sur la vie. Je parle de son assurance maladie. Vous êtes sûre ? Tout à fait certaine ? Bon, merci. Excusez-moi encore de vous avoir dérangée. Pardon ? Non, non, ne vous inquiétez pas. Simples paperasses à remplir au bureau. Merci. Au revoir.
Quand il raccrocha, sa main tremblait plus que de coutume.
— Alors ? voulut savoir Molly.
— Condor, lâcha Pierre comme si c’était une obscénité.
— Seigneur ! murmura Molly.
— Une fois de plus, dit Pierre en rangeant l’annuaire de Berkeley pour sortir celui, beaucoup plus épais, de San Francisco.
— Allô ? Mrs Proctor ? Ici Pierre Tardivel. Désolé de vous appeler si tard, mais… Oui, c’est ça. (Il prit la voix de Peter Falk.) Juste une petite question. Pourriez-vous me dire auprès de quelle compagnie votre mari avait souscrit son assurance maladie ? Non, non, je ne quitte pas. (Il couvrit le micro et se tourna vers Molly pour dire :) Elle va chercher.
Molly hocha la tête. Amanda dormait profondément dans ses bras.
— Oui, je suis toujours là. Ah bon ? Merci, merci mille fois. Excusez-moi encore de vous avoir dérangée. Au revoir.
— Alors ? demanda Molly.
— Est-ce que les mots : « numéro un du Pacifique Nord-Ouest dans le domaine des assurances maladie à taux progressifs » te disent quelque chose ?
— Bon sang ! fit Molly.
— Il est où, ce rapport annuel de la Condor ?
— Sur une étagère du bureau, je pense. Avec les revues.
Pierre se leva, descendit précipitamment le demi-étage conduisant à leur petite pièce de travail… et trébucha sur la dernière marche, son pied gauche ayant fait un brusque écart sur le côté. Molly apparut en haut de l’escalier. Elle tenait toujours dans ses bras Amanda, que le bruit avait réveillée et qui pleurait.
— Ça va ? lui cria-t-elle, inquiète.
Pierre s’aida de la rampe pour se remettre debout.
— Ce n’est rien, dit-il.
Il disparut au détour du palier et revint peu de temps après, le rapport de la Condor à la main. Il fit attention en remontant et retourna s’asseoir dans le living avec Molly. Amanda avait cessé de pleurer. Tout en se massant le tibia, il tendit le document à Molly.
— Retrouve-moi ce passage que tu m’as lu la première fois. Celui où ils citent le nombre de leurs assurés.
Elle feuilleta rapidement le document à la couverture jaune et noir.
— Voilà, dit-elle au bout d’un moment. « Avec un souci de prévoyance et un engagement d’excellence de notre part, nous garantissons la sérénité aux 1 700 000 adhérents qui nous ont fait confiance en Californie du Nord, en Oregon et dans l’État de Washington. »
Un goût de bile monta dans l’arrière-gorge de Pierre.
— Rien d’étonnant à ce que leurs actions soient en constante augmentation, dit-il. Ils ont trouvé le moyen radical d’augmenter leurs bénéfices. Il suffit d’éliminer ceux qui présentent le plus gros risque à moyen terme. Les malades de Huntington, les diabétiques sur le point de devenir aveugles, un concierge qui attend une transplantation rénale…
— Les éliminer !
— Oui, et de la manière la plus définitive qui soit : en les tuant !
— C’est complètement fou, Pierre.
— Pour toi ou moi, peut-être. Mais pas pour une compagnie qui encourage ses clientes à avorter ou qui oblige ses futurs assurés à passer des tests génétiques susceptibles de les conduire au suicide.
— Tout de même, fit Molly, qui essayait de rendre cette conversation un peu plus rationnelle, la Condor est une énorme compagnie. Te rends-tu compte du nombre de gens qu’il faudrait assassiner pour que cela ait un effet sensible sur les bénéfices ?
Pierre réfléchit quelques instants.
— Mettons qu’ils envoient dans l’autre monde mille de leurs assurés sur le point de leur faire engager des dépenses s’élevant à cent mille dollars par tête de pipe. Cela représente cent millions de dollars à ajouter à leurs bénéfices !
— Mille assassinats, Pierre ? Tu te rends compte ?
— Étalés sur trois États et quelques années, je t’assure que ça peut passer inaperçu.
— Et comment pourraient-ils savoir à qui s’en prendre ? D’accord, dans ton cas, ils étaient prévenus parce que c’est toi qui le leur as dit. Mais dans la plupart des autres cas, ils n’auraient aucun moyen de savoir.
— Ils ont les dossiers médicaux transmis par les médecins de leurs assurés.
Elle secoua la tête.
— Pas dans cet État. La même loi qui prohibe la discrimination sur des bases génétiques interdit aux compagnies d’assurances de demander des renseignements génétiques aux médecins de leurs assurés.
Pierre se leva et commença à faire les cent pas de sa démarche mal assurée.
— La seule façon d’y arriver, ce serait de pratiquer des tests génétiques sur tous leurs assurés, afin de connaître les risques à l’avance. Après tout, s’ils se contentaient d’assassiner ceux qui ont déjà présenté des demandes de remboursement, ils seraient vite repérés.
— Mais ce n’est pas l’usage pour les compagnies d’assurances de prélever des tissus sur leurs clients en vue de les soumettre à des tests. Ils se contentent de faire remplir des questionnaires, et s’il faut des examens complémentaires, c’est généralement l’assuré qui choisit son médecin. Et là encore, la loi californienne interdit la communication aux compagnies d’assurances des résultats des tests génétiques.
— Dans ce cas, ils doivent avoir un autre moyen, sans doute clandestin , de prélever des tissus.
— Allons, Pierre, tu te laisses emporter par ton imagination. Comment pourraient-ils procéder ?
— Lors du premier contact avec l’agent d’assurance, je pense. C’est le seul moment où une proximité physique existe.
— Admettons. Comment s’est passé ton entretien ? La personne qui t’a contacté t’a touché ?
— Non, je ne lui ai même pas serré la main.
— Tu en es sûr ?
Il hocha la tête.
— Je ne me souviens pas de toutes les personnes que je rencontre, mais je ne risque pas de l’oublier, elle. (Il haussa les épaules.) Elle était plutôt bien roulée.
— En tout cas, si elle ne t’a pas touché, je ne vois pas comment elle a pu prélever un échantillon de tes tissus.
— Je ne sais pas, dit Pierre. Mais il y a un moyen de le découvrir.
— Bonjour, Mrs Jacobs. Je suis Tiffany Feng, de la Condor Health.
— Entrez, lui dit Molly.
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