— Merci. Oh ! mais c’est ravissant, chez vous.
— Je vous remercie. Voulez-vous un peu de café ?
— Non, non, rien, merci.
— Asseyez-vous.
Tiffany prit place sur le canapé du living et sortit quelques brochures de son attaché-case. Elle les posa sur la table basse en pin à côté de l’appareil bleu et blanc de surveillance d’enfant. Molly s’assit près d’elle, dans sa zone de réception télépathique.
— Parlez-moi un peu de vous-même, Mrs Jacobs, lui dit Tiffany.
— Appelez-moi Karen, fit Molly.
— Karen.
— Eh bien, voilà. Je suis divorcée, et je travaille à mon compte. J’ai une petite fille d’âge préscolaire. (Elle indiqua l’appareil de surveillance.) C’est la voisine qui la garde en ce moment. Enfin, bref, je me suis dit qu’il serait temps de souscrire une police d’assurance maladie.
— Vous avez bien fait de vous adresser à Condor. Permettez-moi de vous parler d’abord de notre plan Carte d’Or, qui représente la couverture la plus complète.
Molly écouta attentivement. Les pensées de son interlocutrice étaient anodines : le montant de sa commission si elle réussissait à placer cette police (Molly fut sidérée d’apprendre qu’elle représentait à peu près une année de cotisation), les autres rendez-vous de sa journée, etc.
Quand elle eut fini son baratin, Molly déclara :
— Très bien. Je prends la Carte d’Or.
— Oh, vous ne le regretterez pas ! Il y a juste un imprimé à remplir.
Elle sortit un formulaire de son attaché-case et le posa sur la table. Puis elle ouvrit sa veste, révélant toute une batterie de stylos à l’intérieur. Elle en choisit un qu’elle tendit à Molly. C’était un stylo à bille à pointe rétractable. Molly appuya sur le bouton avec son pouce. Il y eut un déclic, et elle commença à remplir l’imprimé.
Soudain, on entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’étage. Tiffany sursauta et leva les yeux.
— Je croyais que nous étions seules, dit-elle.
— Ce n’est que mon mari, fit Molly d’un ton détaché.
— Votre mari ? Mais je croyais que… Oh !
Pierre descendait l’escalier en chancelant. Pour une fois, le spectacle de monstre de film d’épouvante qu’il devait présenter ne l’inquiétait pas. Il se tenait fermement de la main gauche à la rampe. Dans sa main droite, agitée de mouvements spasmodiques, il y avait le récepteur de l’appareil de surveillance pour bébé.
— Salut, Tiffany, dit-il. (Elle avait la bouche arrondie de stupeur.) Vous vous souvenez de moi ?
— Vous êtes Pierre Trudeau, dit-elle, les yeux écarquillés en le reconnaissant.
— Pas tout à fait, lui dit Pierre. Mon nom, c’est Tardivel. (Il se tourna vers sa femme.) Molly, j’aimerais examiner ce stylo.
Tiffany essaya de le lui reprendre d’un geste brusque, mais Molly fut plus rapide. Pierre s’avança aussi vite qu’il le put, prit le stylo, s’assit dans un fauteuil, dévissa le corps en plastique et en vida le contenu sur la table basse. Il y avait une recharge à l’intérieur, avec un ressort. Mais les composants, au niveau du bouton, étaient tout à fait inhabituels. Pierre examina attentivement le bouton chromé à la lumière de la fenêtre. Il y avait une courte aiguille, très fine, qui émergeait de manière presque imperceptible dans sa partie supérieure. Il la tourna pour la regarder de face. Elle était creuse.
— Beau travail, dit-il d’une voix admirative en regardant Tiffany. Quand le client appuie sur le bouton avec le pouce, il y laisse quelques cellules épidermiques. Normalement, il ne sent rien.
Les yeux agrandis, Tiffany supplia :
— Rendez-moi ce stylo, s’il vous plaît, Mr Tardivel. Vous allez m’attirer des ennuis !
— Vous savez qu’il est interdit, dans cet État, de pratiquer une discrimination basée sur des tests génétiques. Et voler des cellules à quelqu’un, si je ne me trompe, représente une agression au sens légal du terme.
— Mais nous ne pratiquons pas de discrimination ! protesta Tiffany. Ces prélèvements ne sont faits que dans un but actuariel.
— Hein ? demanda Pierre, surpris.
— Cette nouvelle loi… Elle porte un coup très grave aux compagnies d’assurances. Nous n’avons pas le droit de demander des informations génétiques au corps médical, à moins qu’elles ne soient dépouillées de toute référence à l’identité des patients. Comment tenir à jour nos tableaux actuariels dans ces conditions ? Nous sommes obligés d’avoir nos propres banques de tissus, pour pratiquer nos propres tests.
— Vous faites bien plus que ça, lui dit Pierre. Vous vous attaquez aux assurés.
— Pardon ?
— Les assurés. Si vous découvrez que leurs gènes sont défectueux, vous les…
— Mais nous n’avons pas de fichier concernant des individus spécifiques. Je vous le répète, il s’agit uniquement d’études actuarielles, pour nos statistiques.
— C’est faux. Vous…
— Inutile, dit Molly, assise à côté de Tiffany. Elle est sincère.
— C’est parfaitement vrai ! affirma Tiffany avec énergie.
— Dans ce cas…, commença Pierre.
Il se tut. Si elle n’était pas au courant…
— Écoutez, murmura Tiffany. Je vous supplie de ne parler à personne de ce stylo. Je perdrais mon emploi.
— Tous les courtiers de la Condor les utilisent ?
Elle secoua la tête.
— Non, non, seulement ceux qui ont un rendement élevé, comme moi. Nous touchons une commission supplémentaire pour ça, de manière…
Pierre eut un sourire sardonique.
— De manière que personne n’ait envie de quitter la compagnie, c’est ça ? (Il prit une voix très dure.) Si vous voulez un bon conseil, démissionnez aujourd’hui. Dépêchez-vous de les quitter et de chercher du travail ailleurs avant qu’ils ne soient tous au chômage.
— Par pitié ! s’écria Tiffany. Ma secrétaire ne sait même pas avec qui j’avais rendez-vous ce matin. Ne leur dites pas par qui vous avez eu ce stylo, d’accord ?
Il la considéra quelques instants.
— Très bien. Si vous ne dites à personne que nous avons le stylo, je ne révélerai pas comment il est entré en ma possession. Marché conclu ?
— Merci ! s’écria Tiffany. Oh, merci !
Pierre hocha la tête et pointa un doigt tremblant en direction de la porte.
— Et maintenant, dépêchez-vous de sortir de cette maison.
Elle se leva en hâte, prit son attaché-case et courut vers la porte. Pierre se laissa aller en arrière dans son fauteuil puis se tourna pour regarder Molly. Ils demeurèrent un long moment silencieux, ensuite elle murmura :
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
Les yeux au plafond, Pierre réfléchissait.
— Une conspiration de cette ampleur ne peut être organisée qu’au niveau le plus élevé, dit-il finalement. Il faut que nous allions voir leur PDG Comment s’appelle-t-il ?
Molly reprit le rapport annuel et le feuilleta jusqu’à ce qu’elle trouve la liste du conseil d’administration de la compagnie.
— Président-directeur général, lut-elle, Craig D. Bullen, MBA (Harvard).
— Très bien. On se pointe dans son bureau, et…
— Comment comptes-tu t’y prendre pour forcer sa porte ?
— Ils n’ont pas fait attention à moi quand j’ai dénoncé leur incitation à l’avortement, mais je suis sûr qu’ils m’écouteront en tant que généticien.
— Euh… ?
— Je vais lui envoyer une lettre sur papier à en-tête du Centre du Génome humain, pour lui dire que nous avons fait une découverte majeure, susceptible de révolutionner les méthodes actuarielles, et que j’accepte de lui en donner la primeur. Même les démarcheurs comme Tiffany ont entendu parler du programme Génome humain. Tu peux être sûre que le PDG suit la question de près et qu’il sautera sur l’occasion de devancer la concurrence.
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