Pierre était devant sa console UNIX. Le moniteur était allumé, mais il ne regardait pas l’écran. Il feuilletait le Daily Californian , le journal étudiant de l’UCB. Nouvelles de l’équipe de foot du campus, débats sur la suppression des quotas raciaux pour les inscriptions, une lettre à la rédaction contre Felix Sousa.
Les pensées de Pierre vagabondèrent. Quand avait-il discuté récemment de Felix Sousa ? Oui, c’était le jour où ce drôle de type à la figure de bouledogue avait fait irruption dans cette salle même, à peu près trois mois plus tôt. Ari quelque chose… Ou plutôt Avi. Avi Meyer, oui, c’était ça.
Il n’avait pas très bien compris ce qu’il voulait, en fait. Il referma son journal et se tourna vers le moniteur. Il ouvrit une fenêtre sur la base de données gouvernementale sur CD-ROM, accessible par le réseau local.
Avi Meyer lui avait dit qu’il travaillait pour le Département de la Justice. La base de données ne contenait pas de listes nominales de leurs agents, mais Pierre y trouva un numéro où se renseigner à Washington. Il le sélectionna, appuya sur la touche de composition automatique et cocha la case « communication personnelle » dans le rectangle de dialogue qui surgit sur l’écran. Pendant que le modem composait le numéro, il prit l’écouteur pour le coller à son oreille.
— Département de la Justice, fit une voix féminine au bout du fil.
— Bonjour, je voudrais savoir si vous avez quelqu’un dans vos bureaux du nom d’Avi Meyer.
Il entendit le cliquètement rapide d’un clavier.
— Oui. Il est actuellement en déplacement, mais vous pouvez lui laisser un message sur son répondeur, ou vous adresser à la réceptionniste de l’OSI.
— L’OSI ? demanda Pierre.
— L’Office of Special Investigations.
— Ah oui, bien sûr. Bon, si vous dites qu’il est absent, j’essaierai une autre fois. Merci.
Il raccrocha, puis cliqua sur l’icône de CompuServe et se connecta à Magazine Database Plus, qui était depuis peu l’un de ses outils de recherche favoris. Le site contenait le texte intégral de tous les articles publiés par plus de deux cents magazines d’intérêt général et revues spécialisées. En particulier, il y avait les revues Science et Nature , et l’on pouvait remonter jusqu’en 1986. Il inscrivit deux chaînes de caractères dans le rectangle de recherche. « Special Investigations » et « OSI ». Il sélectionna l’option « mot entier », afin de ne pas être submergé par un déluge de réponses autour de « deposits » ou de « Bela Lugosi ».
Le premier document affiché était un article de People sur Lee Majors. Dans sa série télévisée des années soixante-dix, L’homme qui valait six millions de dollars , il travaillait pour une agence gouvernementale fictive appelée OSI. Pierre continua la recherche.
Le second document sélectionné tapait en plein dans le mille. C’était un article de New Republic paru en 1993. Le passage mis en relief commençait par : « On notera l’action du plus grand ennemi de Demjanjuk dans ce pays, c’est-à-dire l’Office of Special Investigations, qui mit en branle le lourd chariot de l’injustice destiné à l’écraser. »
Fasciné, Pierre poursuivit sa lecture. L’OSI faisait réellement partie du Département de la Justice. L’agence avait été créée en 1979 pour démasquer les criminels de guerre nazis et leurs collaborateurs vivant sur le sol des États-Unis.
L’affaire Demjanjuk, un ouvrier à la retraite de l’industrie automobile de Cleveland, un homme simple qui n’avait que le niveau du certificat d’études, avait été considérée comme le premier grand succès de l’OSI. On avait accusé Demjanjuk d’être Ivan le Terrible, l’un des gardiens du camp de la mort de Treblinka. On l’avait extradé vers Israël, où il avait été jugé et déclaré coupable en 1988. C’était le second procès pour crimes de guerre qui se tenait dans ce pays. Comme à l’issue du premier procès, celui d’Adolf Eichmann, Demjanjuk avait été condamné à mort.
Mais la réputation de l’OSI avait été ternie lorsque, en appel, la Cour suprême d’Israël avait cassé la condamnation de John Demjanjuk. Dans son enquête, le juge fédéral américain Thomas Wiseman avait établi que l’OSI ne répondait pas aux « critères minimaux de professionnalisme » que l’on pouvait exiger dans la conduite d’une telle affaire. Demjanjuk avait été présumé coupable dès le début, et toutes les preuves du contraire avaient été systématiquement ignorées.
L’OSI, disait le document, savait que le vrai nom de celui qui était recherché était Marchenko et non Demjanjuk. Il est vrai que ce dernier avait donné par erreur le nom de Marchenko comme étant celui de sa mère dans sa demande d’obtention du statut de réfugié, mais il avait déclaré ultérieurement ne pas s’être souvenu de son nom de jeune fille et avoir donné au hasard l’un des noms les plus courants en Ukraine.
Pierre trouva d’autres articles sur l’affaire Demjanjuk. Il y en avait eu dans Time , dans Macleari’s , l’ Economist , la National Review et People , entre autres. Il trouvait intéressante l’histoire de la vie de Demjanjuk, en particulier à cause de sa ressemblance, sur certains points, avec celle de ses propres parents et de leur mariage houleux. Demjanjuk avait épousé une femme nommée Vera dans un camp de personnes déplacées le 1 erseptembre 1947. Rien de remarquable à cela, si ce n’est que, lorsque Vera et Demjanjuk s’étaient connus, elle était déjà mariée à une autre personne déplacée, Eugene Sakowski. Ce dernier était parti en Belgique pour trois semaines. Pendant son absence, John Demjanjuk s’était mis en ménage avec Vera. Quand Sakowski était revenu, Vera avait demandé le divorce et épousé John.
Pierre soupira. Il y avait partout des triangles, apparemment. Il se demandait à quoi aurait ressemblé sa vie si sa mère avait ignoré l’Église et divorcé d’Alain Tardivel pour épouser son père biologique, Henry Spade. Les choses auraient été réellement…
Une phrase sur l’écran attira son attention. Une description physique de Demjanjuk. La base de données ne contenait que du texte, sans aucune photo. Une image se forma néanmoins dans la tête de Pierre : celle d’un Ukrainien massif, au cou épais, aux lèvres fines, aux yeux en amande et aux oreilles décollées.
Bordel…
Non, c’était impossible .
Il avait eu le prix Nobel, après tout.
Ouais. Et cette ordure de Kurt Waldheim avait fini par être secrétaire général des Nations unies.
Chauve. Ukrainien. Les oreilles décollées.
On avait identifié Demjanjuk sur ces trois critères. Mais Demjanjuk n’était pas Ivan le Terrible.
Ivan le Terrible, c’était quelqu’un d’autre.
Quelqu’un que les articles de journaux appelaient Ivan Marchenko.
Quelqu’un qui se promenait peut-être en liberté en ce moment.
Burian Klimus était ukrainien. Il avait dit récemment à Pierre qu’il était déjà chauve dans sa jeunesse. Il avait de grandes oreilles, Pierre ne les aurait pas vraiment qualifiées de décollées, mais la chirurgie esthétique pouvait facilement remédier à cette imperfection.
Et Avi Meyer était un chasseur de nazis.
Un chasseur de nazis qui était venu fourrer son nez au Lawrence Berkeley National Laboratory…
Meyer avait posé des questions sur plusieurs généticiens du labo, mais ne semblait pas s’intéresser réellement à eux. Il s’était trompé sur le nom de Donna Yamashita, par exemple, en l’appelant Yamasaki. S’il avait réellement voulu enquêter sur elle, il n’aurait pas écorché ainsi son nom.
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