Pendant que Pierre et Klimus discutaient dans le couloir, le Dr Bacon, une femme d’une cinquantaine d’années, austère et bronzée, les cheveux blancs comme la neige, installa Molly sur la table d’opération. L’un des assistants lui administra un sédatif par voie intraveineuse, puis Bacon elle-même introduisit une longue aiguille creuse dans le vagin de Molly. Contrôlant le déroulement de l’opération sur ses appareils à ultrasons, Bacon fit un prélèvement par succion. Les hormones qu’elle avait fait prendre à Molly avaient normalement dû provoquer la formation d’oocytes multiples à ce dernier cycle. Le prélèvement fut rapidement transféré dans une boîte de Pétri contenant un milieu de culture, et l’autre assistant vérifia sous le microscope qu’il contenait bien les œufs.
Finalement, Molly se rhabilla. Pierre et Klimus entrèrent dans la salle.
— On en a quinze, annonça Bacon avec son léger accent du Tennessee. Bravo, Molly !
Elle hocha la tête, mais eut un mouvement de recul tout en se frottant la tempe droite. Pierre connaissait le symptôme. Elle avait la migraine et voulait mettre une certaine distance entre les autres et elle afin de se ménager un peu de calme intérieur. La migraine était sans doute causée par l’intervention – bénigne mais peu agréable – et la lumière trop vive. Mais elle avait probablement été aggravée par la proximité du Dr Bacon et de ses pensées cliniques sans doute intenses durant l’opération d’extraction des œufs.
— Bon, fit Klimus. Si vous voulez bien me laisser seul, à présent je m’occupe… du reste de la procédure.
Pierre se tourna vers lui. Le vieil homme paraissait gêné : après tout, il était maintenant sur le point de se branler dans une éprouvette. Pierre se demanda un instant s’il allait utiliser, pour se mettre en condition, un exemplaire de Playboy ou de Penthouse , ou peut-être le Bulletin officiel de l’Académie des Sciences … Il aurait pu recueillir sa semence des jours ou des semaines auparavant, mais avec du sperme frais il avait quatre-vingt-dix pour cent de chances de féconder les œufs, contre soixante avec l’équivalent congelé.
— Ne fertilisez pas tous les œufs, lui dit le Dr Bacon. Gardez-en la moitié pour plus tard.
Sage conseil. Il était possible que le sperme de Klimus ait un taux de motilité très bas (chose fréquente chez les sujets de son âge) et ne puisse féconder les œufs. Dans ce cas, il en resterait suffisamment pour faire une deuxième tentative avec un autre donneur. Cela éviterait à Molly d’avoir à subir une nouvelle ponction.
Une fois le sperme de Klimus mélangé aux oocytes, le tout serait placé dans un incubateur. Klimus reviendrait le lendemain soir à la même heure pour vérifier ce qui se passait : la fécondation éventuelle aurait lieu rapidement dans la boîte de Pétri, mais ne pourrait être décelée qu’au bout de vingt-quatre heures. Klimus leur communiquerait le résultat par téléphone. Si les œufs étaient fécondés, ils reviendraient tous ici le surlendemain, la nuit de dimanche, donc. À ce stade, les embryons comporteraient quatre cellules et seraient prêts pour l’implantation. Le Dr Bacon en introduirait quatre ou cinq directement dans l’utérus de Molly, par le canal cervical.
Si aucun ne s’implantait, ils feraient une nouvelle tentative un peu plus tard. Si un seul s’implantait ou bien deux, un test de grossesse normal donnerait des résultats positifs dans dix à quatorze jours. Si plus de deux s’implantaient, on appliquerait une procédure sur laquelle Pierre avait lu un article. Elle portait le nom de « réduction sélective ». C’était l’une des raisons pour lesquelles il n’avait pas voulu donner son propre sperme. La technique consistait à utiliser des ultrasons, plusieurs semaines après le début de la grossesse, pour repérer les fœtus les plus accessibles et leur injecter du poison dans le cœur.
— Voilà, fit Bacon après s’être lavé vigoureusement les mains et avoir retiré sa blouse. Je rentre chez moi, à présent. Il ne vous reste plus qu’à croiser les doigts.
— Merci infiniment, lui dit Molly, assise dans un fauteuil à l’autre bout de la salle.
— Nous vous sommes très reconnaissants, oui, déclara Pierre.
— Il n’y a pas de quoi, fit Bacon.
Puis elle sortit avec ses assistants.
— Vous devriez rentrer tranquillement, vous aussi, dit Klimus en s’adressant à Molly et à Pierre. Allez dîner quelque part, tâchez de penser à autre chose. Je vous appelle demain soir.
Le téléphone sonna dans le living le lendemain soir à vingt heures cinquante-deux. Pierre et Molly se regardèrent, angoissés, pour savoir qui allait répondre.
Il fit un signe de tête à Molly, qui se précipita sur le combiné.
— Allô ? Oui, c’est sûr ! Splendide ! Merci beaucoup, Burian. Oui, oui, demain. Nous y serons à vingt heures. Merci encore ! À demain !
Pierre avait bondi de son fauteuil et enlacé la taille de sa femme. Elle raccrocha.
— On a sept œufs fécondés, dit-elle.
Pierre l’embrassa passionnément. Ils se laissèrent tomber sur le canapé et firent l’amour avec fougue. Ils explosèrent finalement en un orgasme grandiose, puis retombèrent, épuisés, dans les bras l’un de l’autre.
Pierre savait que, pour le restant de ses jours, il penserait à cet instant magique comme au moment réel de la conception de leur enfant.
Craig Bullen entra dans le bureau ultra-moderne du trente-septième étage de la tour de Condor Health Insurance à San Francisco. Abraham Danielson, le fondateur de la compagnie, trônait derrière son bureau comme chaque jour ouvrable depuis quarante ans. Bullen éprouvait envers lui des sentiments contradictoires. C’était un fieffé salaud, à coup sûr, mais quinze ans plus tôt, il avait jeté son dévolu sur Bullen, tout frais émoulu de l’École de commerce de Harvard, en lui disant : « Mon garçon, vous êtes le plus redoutable des jeunes requins que j’aie rencontrés depuis des années. » Et dans la bouche de Danielson, déjà vieux à l’époque, c’était un sacré compliment. Il lui avait fait gravir en un temps record tous les échelons de la compagnie, jusqu’à ce qu’il se retrouve PDG Danielson avait toujours son mot à dire, naturellement, et Bullen se tournait souvent vers lui pour avoir des avis critiques. Mais aujourd’hui, le visage du vieillard était plus ridé qu’à l’accoutumée et son front plissé accentuait son air particulièrement préoccupé.
— Qu’y a-t-il ? demanda Bullen.
Danielson lui montra des listings étalés sur son bureau.
— Les prévisions pour la prochaine année fiscale, dit-il d’une voix bourrue. Ça marche bien dans l’Oregon et dans l’État de Washington, mais cette loi antidiscriminatoire sur la génétique va nous tuer ici en Californie du Nord. Nous avons toute une fournée de polices nouvelles qui viennent remonter un peu le bilan, mais dans un an et chaque année par la suite tous ces souscripteurs vont avoir des symptômes et les demandes de remboursement pleuvront. (Il soupira, émettant un bruit de papier déchiré.) Je pensais que l’alerte était passée quand Hillary Clinton s’est plantée, la salope, mais si l’Oregon ou l’État de Washington adoptent le même genre de loi qu’en Californie, nous n’aurons plus qu’à fermer boutique et à rentrer chez nous.
Bullen secoua légèrement la tête. Il avait déjà vu Danielson se lamenter de cette manière, mais il trouvait que cela s’aggravait avec les années.
— Nous nous démenons comme des diables à Salem et à Olympia, dit-il pour essayer de l’apaiser. Et la HIAA [12] Health Insurance Association of America , syndicat américain des assureurs dans le domaine de la santé ( N.d.T. )
fait tout ce qu’elle peut à Washington pour empêcher qu’une loi fédérale ne soit votée dans ce sens. La loi californienne est une aberration qui sera corrigée, j’en suis sûr.
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