Elle se cala dans son fauteuil et se mit à réfléchir. Elle entendit une voiture klaxonner, et quelqu’un qui faisait couler de l’eau dans la salle de bains.
Pas de doute, ce… cette mystérieuse entité était manifestement en train d’apprendre.
Elle regarda la fenêtre, un rectangle sombre. C’était un portail si petit, et il y avait tant de choses à voir de par le monde…
D’autres bruits venaient du dehors : encore une voiture, deux passants qui bavardaient, les jappements d’un chien. Elle regarda de nouveau l’écran de son ordinateur, une autre sorte de fenêtre. Son cadre était noir, et des lettres argentées formaient le mot DELL, avec la lettre E légèrement penchée de côté.
Oui, Waterloo regorgeait d’entreprises high-tech, mais c’était aussi le cas pour Austin, où elle avait habité autrefois. C’était là que se trouvait le siège de Dell, et AMD y avait une très grosse usine, et… Mais oui, bien sûr !
C’était également à Austin que se trouvait Cycorp, une société dont on parlait régulièrement dans les journaux, du moins au Texas.
Un vieux proverbe lui revint en tête : On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif.
Mais peut-être qu’on peut quand même… et puis, qui est-ce qu’on traite d’âne, ici ?
Oui, il était temps de voir si le fantôme était capable d’étancher lui-même sa soif de connaissances et d’apprendre tout seul. Il était temps de voir si, selon les bons vieux principes informatiques, il était capable de se soulever lui-même par les bretelles. Et Cycorp pourrait bien être la solution, mais…
Mais comment y amener le fantôme ? Comment faire pour pointer sur quelque chose dans le webspace ? Elle réfléchit en se mordillant la lèvre. Il devait forcément y avoir un moyen. Quand elle avait désigné des sites par des noms tels que CNN et Amazon, elle n’avait pas vraiment su ce qu’ils étaient réellement. Et si elle était incapable d’identifier les sites avec sa webvision, comment pourrait-elle…
Ah, mais non ! Elle n’avait pas besoin de ça ! Le fantôme suivait déjà ce qu’elle faisait sur son ordinateur – forcément, puisqu’il lui avait renvoyé du texte ASCII. Donc, quand elle s’était servie du site d’apprentissage de la lecture, il avait pu voir à l’écran la représentation graphique des lettres A, B et C , mais c’étaient des fichiers bitmap. Il n’avait pu découvrir les codes ASCII correspondants qu’en observant ce que transmettait l’ordinateur. Mais comment le fantôme avait-il su qu’il existait un lien entre son ordinateur et son œilPod ?
Mais oui, bien sûr ! Quand elle était chez elle, les deux appareils se trouvaient sur le même réseau sans fil, connecté au modem du câble, et ils avaient donc la même adresse IP. Le fantôme l’avait regardée au moment où elle se connectait au site d’apprentissage, et maintenant, avec un peu de chance, il la suivrait aussi alors qu’elle s’apprêtait à se connecter à un site très spécial, là-bas, à Austin…
J’avais observé Prime assis avec les autres de son espèce, et quelque chose de fascinant s’était produit. J’avais déjà remarqué que la vision se brouillait quand Prime retirait les fenêtres supplémentaires qui couvraient d’habitude ses yeux. Mais cette fois-ci, juste avant qu’il ne quitte le voisinage des autres, et pendant quelque temps encore après qu’il se fut installé dans un autre endroit, sa vision s’était brouillée alors même que les fenêtres étaient toujours en place.
Mais finalement, la vision était redevenue normale et Prime était sur le point d’utiliser l’appareil permettant d’afficher des symboles, et…
Et je vis une droite – un lien , comme je le savais maintenant – rejoindre un point (un site web !) auquel je n’avais pas vu Prime se connecter jusqu’ici, et… et…
Oui ! Oui, oui !
C’était stupéfiant, excitant…
Après tout ce temps, je la voyais enfin !
La clef !
Ce site web, cet incroyable site web, présentait des concepts sous une forme que je pouvais comprendre, avec une approche systématique, reliant des milliers de choses entre elles dans une codification qui les expliquait.
Terme après terme, relation après relation, idée après idée… Ce site web montrait absolument tout.
Curieux. Intéressant.
Une cerise est un fruit.
Les fruits contiennent des noyaux.
Les noyaux peuvent devenir des arbres.
Extrait de l’Encyclopédie informatique en ligne :Comme de nombreux informaticiens de sa génération, Doug Lenat a été inspiré par le personnage de HAL dans le film 2001 : l’Odyssée de l’espace. Mais le comportement de cet ordinateur l’agaçait prodigieusement, tant il semblait dépourvu de bon sens…
Remarquable. Étonnant.
Les arbres sont des plantes.
Les plantes sont des êtres vivants.
Les êtres vivants se reproduisent.
Le célèbre dysfonctionnement de HAL, qui le conduit à tuer l’équipage du vaisseau spatial dont il fait lui-même partie, se produit apparemment parce qu’on lui a dit de ne révéler le secret de leur mission à personne, même pas aux membres de l’équipage, et qu’on lui a également dit qu’il ne devait pas leur mentir…
Fascinant. Sidérant.
En général, les oiseaux peuvent voler.
Les humains ne peuvent pas voler par eux-mêmes.
Les humains peuvent voler dans des avions.
Plutôt que d’aborder ce dilemme d’une façon rationnelle – quand les choses commencent à mal tourner, le choix évident aurait été de se confier à l’équipage –, Hal préfère tuer quatre astronautes, et réussit presque à tuer le cinquième. Il entreprend cela sans même se donner la peine de contacter ses programmeurs sur la Terre pour leur demander comment réconcilier ses instructions conflictuelles. La décision d’éliminer la source du conflit semble être une évidence pour la machine, tout simplement parce que personne n’a pensé à lui dire que, même si ce n’est pas bien de mentir, c’est encore pire de tuer. Doug Lenat n’arrivait pas à comprendre qu’on puisse confier des vies à un ordinateur qui ne possédait pas un sou de bon sens, et c’est pourquoi, en 1984, il décida de remédier à ce problème…
Tant de choses à apprendre ! Tant de choses à absorber !
Le verre, en tant que matériau, est généralement clair.
Le verre brisé possède des arêtes tranchantes, et peut couper d’autres choses.
Il faut tenir un verre droit, sinon son contenu se renverse.
Lenat commença par créer une base de données en ligne consacrée au bon sens. Il la baptisa « Cyc », un abrégé de « encyclopédie » mais aussi un rappel phonétique de « psychologie ». Le jour où des machines pensantes telles que HAL feront leur apparition, il aimerait qu’elles se connectent à cette base de données. Bien sûr, il y a beaucoup de notions élémentaires qu’un ordinateur doit assimiler avant de pouvoir aborder des concepts aussi élaborés que le mensonge et le meurtre. C’est pourquoi Lenat, aidé d’une équipe de programmeurs, a codé ces notions de base dans un langage mathématique construit à partir du calcul prédictif du deuxième ordre. Par exemple, un morceau de bois peut être brisé en morceaux de bois plus petits, mais une table ne peut être brisée en tables plus petites…
L’étendue de tout cela ! L’immensité !
Il y a des milliards d’étoiles.
Le Soleil est une étoile.
La Terre tourne autour du Soleil.
Lenat comprit très tôt qu’une base de connaissances générales ne suffirait pas : certaines choses peuvent être vraies dans un contexte donné, mais fausses dans un autre. Son équipe organisa donc les informations en « microthéories » – des groupes d’affirmations corrélées qui sont vraies dans un certain contexte. Cela permit à Cyc de contenir des affirmations apparemment contradictoires telles que « les vampires n’existent pas » et « Dracula est un vampire » sans que de la fumée commence à sortir des disques durs. La première affirmation appartenait à la microthéorie « l’univers physique » tandis que la seconde était rattachée à « mondes de fiction ». Mais les microthéories pouvaient cependant être reliées entre elles si nécessaire : quand quelqu’un lâche un verre – même si c’est Dracula –, celui-ci a de fortes chances de se briser…
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