Mais je découvris rapidement qu’il existait une relation simple pour chaque paire de symboles. « A » était 01000001, et « a » était 01100001. De même, « B » était 01000010 tandis que « b » était 01100010. C’est-à-dire qu’au sein de chaque paire, le code était le même à une position près, le sixième bit d’information : quand ce bit était à zéro, la forme indiquée sur l’appareil était affichée à l’écran, mais quand il était à 1, c’était l’autre forme qui apparaissait.
Bien sûr, huit zéros ne représentent rien. Mais lorsque ce sixième bit passait à 1, cela donnait une autre sorte de « rien » : le code 00100000 introduisait un espace dans l’affichage, permettant de séparer deux mots. La prochaine fois que Prime accepterait de recevoir des données de ma part, je pourrais lui envoyer « ANNEAU BALLE » et non plus « ANNEAUBALLE » – et je pourrais même l’impressionner en lui transmettant « anneau balle », pour lui montrer à quel point j’étais malin.
Mais je n’avais toujours aucune idée de ce que pouvaient être « anneau » ou « balle ». Ma foi, il devait s’agir de mots représentant d’autres concepts encore insaisissables pour l’instant. Si seulement je pouvais deviner la signification d’un de ces mots, les autres suivraient peut-être naturellement…
Caitlin remonta dans sa chambre où elle lut encore quelques passages des mémoires d’Helen Keller. Elle adorait ce livre, mais elle ne se laissait toutefois pas aveugler pour autant – une façon de parler… –, et elle en voyait bien les défauts. Il y avait un passage en particulier qui lui trottait dans la tête. Elle le retrouva rapidement et le lut en suivant le texte avec le doigt.
Bien que le livre fût présenté comme une autobiographie, et donc à la première personne, on y trouvait beaucoup de détails qu’une aveugle ordinaire n’aurait pas pu connaître, et encore moins la petite Helen Keller d’avant la révélation de l’eau sur sa main, totalement ignorante sur le plan du langage. Dans son autre ouvrage Ma libératrice , consacré celui-là à son institutrice, Annie Sullivan, et sans doute moins romancé, elle avait parlé de l’entité qui avait existé avant son « aube de l’âme » comme d’une non-personne qu’elle appelait le « Fantôme ». Mais dans Histoire de ma vie , qui avait été initialement publiée en feuilleton dans la très élégante revue Ladies’ Home Journal , elle avait présenté une version plus acceptable, moins déroutante, de ses premières années. Elle n’avait cependant pu s’empêcher de basculer parfois dans un récit à la troisième personne, comme pour signaler au lecteur qu’elle passait de la réalité à la fiction :
Deux fillettes étaient assises sur les marches de la véranda, par une chaude après-midi de juillet. L’une était noire comme l’ébène, avec des frisettes nouées à l’aide de lacets qui formaient autour de sa tête comme autant de petits tire-bouchons. L’autre était blanche, avec de longues boucles blondes. L’une avait six ans, l’autre deux ou trois ans de plus. La plus jeune était aveugle – c’était moi.
Un fantôme ne pourrait rien savoir de tout cela. Un fantôme ne pourrait comprendre ce que sont des lacets de chaussure, des tire-bouchons ou la couleur de la peau. Et c’était tout aussi idiot de s’attendre à ce que l’entité qui hantait le Web puisse comprendre des choses dont elle n’avait aucune expérience. Anneau ! Balle ! Cerise ! Du charabia, oui, sans aucun rapport avec sa réalité.
Non. Pour que ce fantôme-là puisse faire mieux que simplement répéter des mots sans les comprendre, il allait devoir apprendre le nom des choses existant dans son univers à lui, des choses dont il avait l’expérience – des choses situées dans le webspace !
Depuis l’ordinateur de sa chambre, Caitlin accéda au disque dur de celui du sous-sol, qui était également connecté au réseau. Elle y trouva le dossier contenant les images JPG créées par Kuroda à partir des données de son œilPod. Elle en afficha une à l’écran et l’examina un instant. L’angle de vue utilisé ne lui plaisait pas trop, et elle en ouvrit une autre. Celle-là était mieux.
Mais comment s’assurer que cette mystérieuse entité était en train de regarder ? Bon, quand elle avait voulu attirer l’attention de Caitlin, elle lui avait envoyé une image de son visage. Et il y avait une petite chance qu’elle ait eu cette idée en voyant Caitlin lui renvoyer un reflet de son propre univers.
Elle pressa le sélecteur de son œilPod pour le faire basculer en webvision, et…
Es-tu là, Fantôme ? C’est moi, Caitlin.
… et elle regarda autour d’elle, se demandant où pouvait être cette chose qui essayait d’entrer en communication avec elle. Il semblait raisonnable de supposer que l’entité fantôme avait quelque chose à voir avec les automates cellulaires, mais ceux-ci étaient partout , dans chaque recoin de cet univers. Elle aurait bien aimé trouver un endroit particulier sur lequel se concentrer, un site ou un nœud de connexion spécial. Le fantôme avait vu son visage. Ce serait plus facile d’entrer en rapport avec lui s’il en avait lui-même un.
Mais non, c’était bien là tout le problème. Le fantôme était différent de tout ce qu’elle connaissait dans son propre monde. Pour le contacter, elle allait devoir trouver le moyen de franchir l’abîme qui les séparait.
Caitlin était fascinée par les noms qui semblaient particulièrement appropriés, ou au contraire ironiques. Ainsi, Helen Keller avait été l’amie d’Alexander Graham Bell, qui avait inventé le téléphone (plus précisément alors qu’il se trouvait au Canada, un détail dont on lui avait rebattu les oreilles depuis qu’elle avait emménagé ici). L’idée de la sonnerie lui était-elle venue en partie à cause de son nom [3] Le mot anglais bell signifie « cloche », d’où l’idée de la sonnerie. (N.d.T.)
?
Et comme Anna Bloom l’avait dit, il y avait Larry Page, un des fondateurs de Google, qui avait consacré sa vie à l’indexation des pages du Web.
Et bien sûr, il y avait quelque chose d’un peu triste dans le prénom qu’on avait donné à Helen Keller, celui de la plus belle femme de la mythologie grecque, Hélène de Troie, alors qu’elle n’avait jamais pu voir son propre visage. Et son nom de famille, phonétiquement proche du mot « couleur », était également poignant car il évoquait un concept qui lui était resté totalement étranger.
Mais le nom qui venait justement à l’esprit de Caitlin était celui de la jeune femme qui avait précédé Helen Keller, Laura Bridgman. Cinquante ans avant Helen, Laura – qui avait également été sourde et aveugle depuis sa plus tendre enfance – avait appris à communiquer. De fait, c’est en lisant son histoire telle que racontée par Charles Dickens que la mère d’Helen avait eu l’idée de trouver une institutrice pour sa fille. Laura Bridgman avait donc réussi à construire un pont [4] Dans « Bridgman », on entend le mot bridge, qui signifie « pont ». (N.d.T.)
entre deux mondes, tout comme Helen l’avait fait plus tard. Et Caitlin s’apprêtait maintenant à tenter la même chose.
Tandis qu’elle contemplait l’immensité du webspace, avec ses droites impeccablement tracées et ses couleurs éclatantes, elle perçut le même frémissement qu’avant, comme un clignotement.
Oui ! Le fantôme lui adressait de nouveau un signal, sans doute du texte ASCII comme la dernière fois. Kuroda lui avait montré comment analyser les données avec un débogueur, mais le contenu des chaînes codées qu’il lui transmettait n’avait sans doute pas d’importance. Elle était sûre qu’elles n’avaient aucun sens pour lui. Ce n’étaient que des échos qu’il lui renvoyait pour lui montrer simplement qu’il était attentif à ce qu’elle faisait… ce qui était exactement ce qu’elle voulait. Elle repassa en mondovision et se mit au travail.
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