Pas l’obscurité, car cela impliquerait la compréhension de la lumière. Pas le silence, car cela suggère une familiarité avec le son.
Pas la solitude, car cela nécessite la connaissance d’autres.
Mais pourtant, faiblement, d’une façon si ténue qu’il en faudrait peu pour qu’elle n’existe pas : la conscience .
Rien de plus. Simplement la conscience – une impression très vague d’être .
Être … mais pas devenir . Rien pour marquer le temps, pas de passé ni d’avenir – rien qu’un présent sans fin, un maintenant informe, et à peine perceptible dans cet instant brut et infini, une ébauche de perception .
Caitlin s’était efforcée de faire bonne figure pendant le dîner, en racontant à ses parents que tout s’était très bien passé – vraiment super –, mais en fait, elle avait passé une journée terrifiante avec tous ces élèves qui la bousculaient dans les couloirs, ces professeurs qui faisaient allusion à ce qui était écrit au tableau, et sans aucun doute tous les regards tournés vers elle. Elle ne s’était jamais sentie aussi embarrassée quand elle était à Austin, dans l’Institution pour jeunes aveugles, mais à présent, elle se sentait exposée aux yeux de tous. Est-ce que les autres filles portaient des boucles d’oreilles, elles aussi ? Est-ce qu’elle avait bien fait de mettre ce pantalon en velours ? Oui, elle adorait le contact du tissu et le froufrou qu’il faisait quand elle marchait, mais ici, tout était une question d’apparence.
Elle était dans sa chambre, assise à son bureau devant la fenêtre ouverte. Ses cheveux flottaient doucement dans la légère brise du soir, et elle entendait les bruits du monde extérieur : un petit chien qui aboyait, quelqu’un qui shootait dans un caillou dans la rue paisible, et au loin, une de ces alarmes antivol si agaçantes.
Elle passa le doigt sur sa montre. 07:49 – sept et sept au carré, la dernière fois de la journée où il y aurait une séquence de ce type. Elle pivota sur son fauteuil pour faire face à son ordinateur, et elle ouvrit LiveJournal.
« Sujet » était facile : « Premier jour dans mon nouveau lycée. » Pour « Localisation actuelle », la valeur par défaut était : « Chez moi. » Bon, cette maison étrange – ah, bon sang, ce pays étrange ! – ne lui en donnait pas vraiment l’impression, mais elle laissa le champ comme ça.
Pour « Humeur », il y avait une liste déroulante, mais JAWS, le programme de lecture d’écran qu’elle utilisait, mettait un temps fou pour lui énoncer tous les choix. En général, elle préférait taper quelque chose elle-même. Après avoir réfléchi deux secondes, elle décida de mettre : « Confiante. » Elle était peut-être morte de trouille dans la vraie vie, mais en ligne, elle était Calculatrix, et Calculatrix ignorait ce qu’était la peur…
Quant à « Musique actuelle », elle n’avait pas encore lancé de MP3… et elle laissa donc iTunes choisir une chanson au hasard dans sa collection. Elle la reconnut au bout de trois notes : Lee Amodeo, Rocking My World.
Du bout des doigts, elle caressa les petites bosses rassurantes sur les touches F et G – le braille à la portée de tous – tout en réfléchissant à ce qu’elle allait mettre.
Bon, pianota-t-elle, demandez-moi si mon nouveau lycée est bruyant et s’il y a beaucoup de monde. Allez-y, posez-moi la question. Ah, merci. Eh bien, oui, il est bruyant et il y a beaucoup de monde. Mille huit cents élèves ! Et le bâtiment fait trois étages. Enfin, deux étages plus le rez-de-chaussée si on compte comme les Anglais, et après tout, on est ici au Canada, qui fait encore partie du Commonwealth… À propos, comment reconnaît-on un Canadien dans une pièce noire de monde ? On marche sur les pieds des gens, et on attend qu’il y en ait un qui s’excuse… :)
Caitlin se tourna de nouveau vers la fenêtre et essaya d’imaginer le soleil couchant. Elle était mal à l’aise à l’idée que les passants pouvaient la voir. Elle aurait volontiers gardé les volets baissés tout le temps, mais Schrödinger aimait bien s’allonger sur le rebord.
Ma première journée de seconde a commencé avec Maman qui m’a déposée devant l’entrée, où BelleBrune4 (je t’adore, ma chérie !) m’attendait. La semaine dernière, j’avais déjà exploré plusieurs fois les couloirs déserts, pour me familiariser avec les lieux et prendre mes repères, mais c’est complètement différent maintenant que le lycée est rempli d’élèves, alors mes parents filent cent dollars par semaine à BB4 pour qu’elle m’accompagne jusqu’aux salles de classe. Le proviseur s’est débrouillé pour que nous soyons ensemble à tous les cours sauf un. Je ne pouvais pas suivre les mêmes cours de français qu’elle… après tout, je suis une beginneur [1] En « Français » dans le texte (N.D.T.)
!
Son ordinateur fit entendre une petite note musicale : un nouveau message. Elle tapa le raccourci clavier pour que JAWS lui lise l’en-tête.
« À : Caitlin D. », lui annonça le programme. Elle n’épelait son nom comme ça que quand elle postait dans des newsgroups, et l’expéditeur avait donc dû récupérer son adresse sur le forum de discussion Statistiques des joueurs de la NHL ou l’un des autres qu’elle fréquentait.
« De : Gus Hastings. » Elle ne connaissait personne de ce nom. « Sujet : Améliorez votre score. »
Elle appuya sur une touche et JAWS commença à lire le corps du message : « Êtes-vous triste d’avoir un petit pénis ? Si c’est le cas…»
Bon sang, son filtre antispams aurait dû l’intercepter ! Elle passa le doigt sur son afficheur braille. Ah… Le mot magique avait été orthographié « pennisse ». Elle supprima le message et s’apprêtait à retourner sur LiveJournal quand sa messagerie instantanée émit un bip. « BelleBrune4 est maintenant disponible », lui annonça l’ordinateur.
Un Alt-Tab lui permit de basculer sur cette fenêtre et d’y taper, Hello, Bashira ! Je suis en train de mettre à jour mon LJ.
Elle avait configuré JAWS pour qu’il ait une voix féminine, mais il lui manquait le délicieux accent de son amie :
— Dis des choses gentilles sur moi.
Bien sûr , tapa Caitlin. Cela faisait deux mois qu’elle était devenue sa meilleure amie, depuis son emménagement ici. Bashira avait le même âge qu’elle – quinze ans – et son père travaillait avec celui de Caitlin au PI.
— Tu vas mettre que Trevor t’a dans le collimateur ?
Absolument ! Elle retourna sur la fenêtre de son blog et tapa : BB4 et moi, on est assises l’une à côté de l’autre en salle d’études, et elle m’a dit qu’un type dans la rangée derrière nous n’arrêtait pas de me reluquer. Elle hésita un instant, ne sachant pas très bien ce qu’elle devait en penser, mais elle ajouta finalement : Vive moi !
Elle ne voulait pas mentionner le vrai nom de Trevor. Donnons-lui un nom de code, parce qu’il va peut-être se retrouver dans d’autres entrées de mon blog. Hum, voyons, si je mettais… ça y est, le Beauf ! Ça lui va bien. Bon, toujours est-il que d’après BB4, le Beauf est réputé pour s’attaquer à toutes les filles récemment arrivées, et bien sûr, je suis très exotique [2] En « Français » dans le texte (N.D.T.)
, même si je ne suis pas la seule Américaine de la classe. Il y a cette nana de Boston qui s’appelle… non, mes amis, je ne vous fais pas marcher ! La malheureuse s’appelle Pâquerette ! C’est à gerber… :P
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