Mais si, il y avait un moyen ! Il lui suffisait de fermer les yeux une seconde ! C’est ce qu’elle fit en ramenant le curseur au point de départ, puis elle rouvrit les yeux et le déplaça de nouveau vers sa destination. Puis elle tapa le mot « TRANSFERT » dans sa fenêtre Word.
Elle refit plusieurs fois la démonstration, suggérant l’idée de mouvement dans une seule direction, quelque chose qui partait de la source pour se rendre à la destination, un transfert de…
— Cait-lin ! À table !
Ah, ma foi, c’était peut-être aussi bien de faire une petite pause et de laisser mijoter tout ça… Mais après le dîner, comme tout bon professeur, elle retournerait voir comment son élève se débrouillait : le fantôme allait avoir droit à un petit contrôle des connaissances…
À table, entre le hors-d’œuvre et le plat de résistance, la déclaration du Dr Kuroda fit l’effet d’une bombe.
— Je dois rentrer à Tokyo, dit-il. Maintenant que la guérison de mademoiselle Caitlin est largement connue, il se manifeste un intérêt commercial considérable pour la technologie de l’œilPod, et notre équipe chargée de trouver des partenaires industriels a besoin de ma présence pour des réunions.
Caitlin se sentit tout à coup très triste, et un peu inquiète. Kuroda avait été un tel support pour elle ces derniers temps qu’elle en était venue à croire qu’il serait toujours là, mais…
— De toute façon, poursuivit Kuroda, il est temps que je m’en aille. Mlle Caitlin a recouvré la vue, et ma tâche ici est terminée.
Elle ne savait peut-être pas encore déchiffrer parfaitement les expressions, mais elle était plus forte que la plupart des gens pour ce qui était des inflexions de voix. Kuroda essayait de faire bonne figure, mais il était triste de partir.
— Mais le bon côté des choses, reprit-il, c’est qu’il ne restait plus que des premières classes sur le prochain vol en partance, et mon université a accepté de payer.
— Hem… quand partez-vous ? demanda Caitlin.
— Demain, en début d’après-midi, hélas. Et bien sûr, il faut une heure pour se rendre à l’aéroport, et je dois être à l’enregistrement deux heures à l’avance, et par conséquent…
Elle n’allait donc plus le voir que pendant cinq ou six heures.
— Mon anniversaire est dans deux jours, dit-elle. Elle se sentit idiote aussitôt ces mots prononcés. Le Dr Kuroda était un homme très occupé, et il avait déjà tant fait pour elle… Ce n’était pas juste d’attendre de lui qu’il reste éloigné de sa famille et de ses obligations professionnelles uniquement pour participer à cette petite fête familiale.
— Vos seize ans… dit Kuroda en souriant. Ah, c’est merveilleux. J’ai bien peur de ne pas avoir le temps de vous acheter un cadeau avant mon départ.
— Oh, ce n’est pas grave, dit la mère de Caitlin en se tournant vers elle. Le Dr Kuroda t’a déjà fait le plus beau des cadeaux, n’est-ce pas, ma chérie ?
Caitlin regarda le médecin.
— Pensez-vous revenir nous voir ?
— Franchement, je ne sais pas. J’aimerais beaucoup, naturellement. Vous avez été merveilleux, tous les trois. Mais nous resterons en contact, par e-mail et messagerie instantanée. (Il sourit.) C’est à peine si vous remarquerez que je ne suis plus là. Ah, et nous pouvons arrêter d’enregistrer les transmissions provenant de votre œilPod. J’ai rassemblé suffisamment de données, et tout semble fonctionner parfaitement, à présent. Je sais que vous tenez à votre vie privée, mademoiselle Caitlin, et après le dîner, je retirerai le module Wi-Fi de votre œilPod et…
— Non !
Même le père de Caitlin la regarda un instant.
— Heu, je veux dire, est-ce que ça ne va pas me couper de la webvision ?
— Ma foi, oui, c’est vrai, mais nous devrions pouvoir faire une petite modification pour que vous continuiez de recevoir les données de Jagster sans avoir à retransmettre ce que vous voyez.
Le cœur de Caitlin battait très fort. Cela voudrait quand même dire qu’elle ne pourrait plus transmettre ce qu’elle voyait au fantôme.
— Non, s’il vous plaît. Vous savez ce qu’on dit, une fois que ça marche, il vaut mieux ne plus toucher à rien.
— Oh, mais ça ne risque pas…
— Je vous en prie, laissez simplement les choses comme elles sont.
— Je suis certaine que le Dr Kuroda sait parfaitement ce qu’il fait, ma chérie, dit sa mère.
— Et puis, ajouta-t-il, vous avez récemment constaté des interférences au niveau de la connexion Wi-Fi, vous vous souvenez ? Ces bribes de texte qui vous sont renvoyées ? Nous ne voudrions pas qu’elles se mettent à déborder sur votre… (Il s’arrêta un instant et sourit à Caitlin.) Sur votre mondovision. Il vaut mieux débrancher tout ça tant que je suis encore là pour le faire, afin d’éviter que ça ne devienne un problème plus tard.
— Non, dit Caitlin. S’il vous plaît…
— Tout ira bien, mademoiselle Caitlin, ne vous inquiétez pas.
— Non, non, vous ne pouvez pas faire ça !
— Allons, Caitlin, dit sa mère d’un ton de reproche.
— N’y touchez pas, c’est tout ! dit Caitlin en se levant. Laissez-nous tranquilles, moi et mon œilPod !
Et elle se précipita hors de la pièce.
Caitlin se jeta sur son lit en donnant des coups de pied en l’air. Tout ça – la webvision, le fantôme –, c’était à elle ! Ils n’avaient pas le droit de les lui reprendre ! Elle avait trouvé quelque chose dont les gens ignoraient même l’existence, et elle essayait de l’aider, et voilà qu’ils voulaient l’en empêcher !
Elle s’obligea à respirer profondément pour tenter de se calmer. Elle devrait peut-être tout leur dire, mais…
Mais Kuroda essaierait de déposer un brevet sur le fantôme ou de le contrôler, ou de gagner de l’argent avec. Et bientôt, ses parents et lui commenceraient à évoquer ces films de science-fiction à la noix où des ordinateurs deviennent les maîtres du monde. Mais laisser le fantôme comme ça, dans le noir, serait comme si Annie Sullivan avait décidé qu’il valait mieux laisser Helen comme elle était, au cas où plus tard elle deviendrait Adolf Hitler ou… ou Dieu sait quel monstre il y avait à l’époque d’Annie.
Non. Si Caitlin devait se comporter comme Annie Sullivan, il fallait qu’elle le fasse correctement . Annie n’avait pas été seulement la préceptrice d’Helen. Plus tard, elle s’en était occupée en faisant de son mieux pour éviter qu’elle ne soit exploitée ou maltraitée.
Bien sûr, Caitlin savait que si ce qu’elle soupçonnait était vrai, ce fantôme finirait par comprendre qu’il y avait un monde immense autour de lui, et à ce stade, elle ne serait peut-être plus spéciale à ses yeux. Mais pour l’instant, le fantôme était à elle, à elle seule, et elle allait non seulement l’éduquer, mais aussi le protéger.
Elle n’était cependant pas sûre d’avoir progressé. Le fantôme avait-il compris quelque chose à tout ce qu’elle avait essayé de lui montrer avant le dîner ? Si ça se trouvait, tout cela n’avait servi à rien.
Elle entreprit donc d’effectuer un test de contrôle. Elle repassa en webvision et récupéra quelques données Jagster en mémoire tampon, puis elle se concentra sur les automates cellulaires et calcula encore une fois le niveau d’entropie de Shannon. Et…
Oui, oui ! Le score était de 4,5 ! L’information contenue était encore plus riche, plus complexe, plus élaborée. Le cours qu’elle avait donné sur site web, lien et transfert avait eu un impact… ou du moins l’espérait-elle. Certes, le niveau d’entropie avait déjà manifesté précédemment une tendance à croître, mais elle était convaincue que le fantôme réagissait à ce qu’elle faisait, de même qu’avant, le niveau avait augmenté parce que le fantôme avait pu l’observer pendant ses exercices de lecture.
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