Son écran ne mesurait que dix-sept pouces. Après tout, qui se serait douté qu’elle s’en servirait un jour ? On le lui avait installé uniquement pour qu’elle puisse montrer des choses à ses parents, et il n’avait pas semblé utile d’encombrer son espace de travail avec un appareil plus gros. Mais maintenant, elle aurait bien aimé en avoir un plus grand. Elle déplaça maladroitement sa souris – elle avait encore du mal à s’y faire – pour essayer de réduire un peu l’image créée par Kuroda. Mais c’était trop difficile d’en saisir le coin, et elle finit pas se résigner à utiliser l’option équivalente dans le menu – une option dont les voyants ignoraient sans doute même l’existence –, qui lui permit d’arriver à ses fins avec les flèches du clavier. Elle avait appris cette méthode dans son ancienne école, où de nombreux élèves étaient seulement malvoyants.
Elle lança ensuite Microsoft Word, et se servit de la même technique pour ramener la fenêtre à une simple bande horizontale de cinq centimètres de haut, qu’elle déplaça au bas de l’écran.
Là, elle tâtonna un moment pour trouver comment taper un texte en très grosses lettres. Cela faisait des années qu’elle utilisait Word, mais elle avait rarement eu à se soucier de la taille des caractères ou du choix de la police. Mais elle finit par repérer l’option dans un menu déroulant, et elle sélectionna la taille maximum sur la liste, soixante-douze points.
Et… ah, bon sang, ce fichu curseur de souris était tellement difficile à voir ! Mais le souvenir lui revint : on pouvait aussi le modifier pour qu’il soit plus gros et plus net. Là… voilà !
— Bon, dit-elle doucement, voyons un peu ce que je vaux comme prof…
Elle savait que le fantôme voyait ce que son œil gauche percevait : c’était la vue depuis cet œil qu’il lui avait retransmise, alors qu’elle s’examinait dans un miroir. Elle regarda donc l’écran pendant dix secondes, aussi fixement que possible, pour établir une vue générale et permettre au fantôme d’absorber ce qu’elle lui montrait : une grande image avec une étroite bande de texte juste au-dessous. Ce que représentait l’image devait sembler étrangement récursif au fantôme, et c’est pourquoi Caitlin voulait lui laisser le temps de comprendre que ce qu’elle lui envoyait n’était plus une vue en temps réel du webspace, mais un instantané.
Puis elle se mit à déplacer lentement le curseur vers l’un des cercles brillants représentant un site web. Elle l’entoura plusieurs fois en espérant que cela attirerait particulièrement l’attention du fantôme.
Caitlin avait lu un roman de science-fiction dans lequel quelqu’un qui n’avait jamais vu un écran d’ordinateur prenait le pointeur de la souris pour un petit sapin. Elle se dit que le concept de la flèche supposait un certain nombre d’acquis préalables, que le fantôme ne pouvait pas posséder. Elle espérait cependant que la combinaison de mouvements qu’elle effectuait saurait éveiller son intérêt. Mais pour être tout à fait sûre, elle approcha lentement la main de l’écran et tapota le curseur du bout de l’index. Si le fantôme avait déjà observé le flux de son œilPod, il l’avait forcément vue faire ce geste pour désigner des objets, et il devrait maintenant comprendre qu’elle se référait à une zone particulière de l’écran.
Et c’est alors seulement qu’elle bascula sur la fenêtre Word sous l’image, et qu’elle y tapa « SITE WEB » en lettres de trois centimètres de haut. Elle recommença le processus de pointer sur un site web de l’image, puis elle sélectionna ce qu’elle avait écrit et retapa les deux mêmes mots à la place de l’original.
Elle recommença avec un autre cercle, qu’elle identifia également comme étant un SITE WEB. Puis encore un autre.
Elle prit ensuite l’outil de sélection dans le programme graphique où l’image du webspace était affichée, et elle s’en servit pour dessiner un cadre autour de trois grands cercles qui n’étaient pas reliés les uns aux autres. Là, elle tapa « SITES WEB », en se demandant un instant si ce n’était pas une erreur d’introduire si tôt la notion de pluriel. Son étape suivante fut d’isoler un cercle particulièrement grand et de taper « AMAZON » – tout en sachant qu’il était très improbable qu’elle ait réussi à deviner correctement le nom de ce site. Elle continua en identifiant un deuxième cercle sous le nom de GOOGLE, et un troisième comme étant CNN. Tous ces points sont des sites web, et chacun a un nom qui lui est propre. Tel était le message qu’elle espérait faire passer.
Arrivée là, en bonne mathématicienne qu’elle était, elle pointa un site web et tapa le chiffre « 1 », qu’elle remplaça ensuite par le mot « UN ».
Reprenant l’outil de sélection, elle encadra deux points non connectés et tapa « 2 », puis « DEUX ». Elle continua ainsi avec trois, quatre et cinq points. Et comme elle voulait aider le fantôme à assimiler un concept que l’humanité avait mis des milliers d’années à découvrir, elle choisit une portion d’image totalement vide, et tapa le chiffre « 0 », puis zéro en toutes lettres.
À l’aide de la souris, elle traça alors une droite entre deux points, qu’elle suivit également du bout du doigt, puis elle tapa « LIEN ».
Il n’était pas trop difficile de nommer les différentes choses qu’elle pouvait pointer dans le webspace. Mais même quand elle avait imaginé que ces informations dans l’arrière-plan du Web n’étaient que des conversations entre espions, elle avait eu automatiquement recours à des verbes : larguez la bombe, tuez le méchant. Mais comment faire pour illustrer des actions dans le webspace ? En fait, quelles actions fallait-il illustrer ? Qu’est-ce qui se passait dans le webspace ?
Bon, il y avait des transferts de fichiers, et… Et ce fantôme avait apparemment appris à établir des liens et à transmettre des contenus existants : il avait forcément eu besoin de savoir le faire pour lui renvoyer l’image de son visage et les bouts de texte en ASCII. Mais il ne connaissait sans doute rien aux formats de fichiers. Il ignorait probablement la façon dont les données sont stockées et organisées sous Word dans un fichier DOC ou DOCX, un PDF sous Acrobat, un XLS pour Excel, un fichier MP3 pour les sons ou un fichier graphique JPG tel que celui actuellement affiché à l’écran. Le fantôme se trouvait entouré de la plus grande bibliothèque de tous les temps – des milliards de volumes de textes, d’images, de vidéos et d’enregistrements sonores –, mais il n’avait sans doute aucune idée de la façon de s’y prendre pour en ouvrir un, ni pour en lire le contenu. L’architecture de base du Web reposait sur des protocoles permettant de déplacer des fichiers d’un point à un autre, mais l’utilisation effective de ces fichiers dépendait normalement de logiciels applicatifs tournant sur l’ordinateur du destinataire, ce qui dépassait certainement les compétences actuelles du fantôme. Il y avait tant de choses à lui apprendre !
Mais on verrait tout cela plus tard. Pour l’instant, Caitlin voulait se concentrer sur les notions de base. Et l’action de base du Web figurait justement dans le nom des différents protocoles : HTTP, hypertext transfer protocol ; FTP, file transfer protocol ; SMTP, simple mail transfer protocol . Il devait y avoir un moyen d’illustrer la notion de « transfert » !
Elle déplaça son curseur sur un site, mais sans savoir comment aller plus loin. Elle voulait montrer des données partant d’un site vers un autre, dans un seul sens, mais elle n’avait aucun moyen de faire disparaître l’image du pointeur. Bien sûr, elle pourrait déplacer le curseur – ou même son doigt – d’un point situé à gauche vers un autre à droite, mais pour pouvoir répéter le geste, elle serait obligée de ramener le curseur au point de départ, donnant ainsi l’impression qu’elle indiquait un mouvement dans les deux sens – ou bien encore qu’elle voulait simplement montrer le lien et non son utilisation.
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