“Allez, exécution. Les prêtres n’auront pas trop du restant de la journée pour exhorter les fidèles au combat et s’efforcer de les organiser de façon vaguement militaire. Thomas, je veux que le véhicule désigné pour la mission concernant le prince royal s’arrête d’abord ici pour me prendre. Wilkie et Scheer le conduiront.
— Très bien, major. Mais je comptais être moi-même à bord de cet appareil. Voyez-vous quelque objection à ce léger changement ?
— Oui, dit sèchement Ardmore. Si vous lisez attentivement le plan de désorganisation n°4, vous verrez que l’officier chargé du commandement doit rester à la Citadelle. Puisque, pour ma part, je suis déjà dehors, il vous faudra me remplacer.
— Mais, chef…
— Nous ne pouvons pas risquer nos deux vies en même temps, surtout pas à ce stade de la partie. Exécution !
— Oui, major.
Plus tard dans la matinée, Ardmore fut de nouveau appelé au visiophone. Le visage de l’officier de quart préposé aux communications de la Citadelle parut sortir de l’écran :
— Oh ! major Ardmore, Salt Lake City essaie de vous joindre. C’est un appel prioritaire.
— Passez-les-moi.
Le visage de l’officier fit place à celui du prêtre chargé de Salt Lake City :
— Chef, nous avons un prisonnier qui sort drôlement de l’ordinaire, et je crois que vous feriez mieux de l’interroger vous-même.
— Je n’ai pas vraiment le temps. Pourquoi ?
— Eh bien, c’est un Panasiate, mais il prétend être de race blanche et dit que vous le connaissez. Le plus étrange, c’est qu’il a franchi sans encombre notre zone de protection. Je croyais que c’était impossible.
— Et je vous le confirme. Faites-moi voir cet homme.
C’était Downer, comme le major s’en doutait déjà. Ardmore le présenta au prêtre de Salt Lake City et assura à ce dernier que son bouclier protecteur n’était pas détraqué.
— Maintenant, capitaine, je vous écoute.
— Major, je me suis décidé à venir dans ce temple afin de pouvoir vous faire un rapport détaillé, car les événements se précipitent.
— Je le sais. Donnez-moi tous les détails dont vous avez connaissance.
— Oui, major. Avez-vous une idée des effets déjà provoqués par votre action sur l’ennemi ? Ils sont en pleine débâcle morale. Ils sont nerveux, hésitants… Que s’est-il passé au juste ?
Ardmore lui résuma brièvement les événements survenus au cours des vingt-quatre heures précédentes : sa propre arrestation, puis celle des prêtres, suivie de celle des fidèles, puis la libération de tous ces prisonniers. Downer hocha la tête :
— Ça explique tout. Je n’arrivais pas à découvrir ce qui s’était passé, car ils ne confient jamais rien à un simple soldat, mais je les voyais abattus, démoralisés, et j’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au courant.
— Quels sont les faits ?
— Je vais simplement vous dire ce que j’ai vu et vous en tirerez vous-même les conclusions. Tout un bataillon du 2 edragons, ici, à Salt Lake City, est en état d’arrestation. J’ai entendu dire que tous les officiers de ce bataillon s’étaient suicidés. Je suppose que c’étaient les militaires chargés de garder nos prisonniers, mais je n’ai aucune confirmation.
— C’est probable. Continuez.
— Je ne sais que ce que j’ai vu. On les a fait renter à la caserne dans la matinée, avec leurs bannières à l’envers, et ils ont été consignés dans leurs quartiers, sous bonne garde. Mais ça n’est pas tout. Il n’y a pas que le bataillon aux arrêts qui soit affecté. Vous savez, chef, à quel point un régiment se désorganise rapidement quand son colonel ne l’a plus en main ?
— Oui. Est-ce ainsi que cela se passe ?
— Oui. Du moins, en ce qui concerne la garnison stationnée à Salt Lake City. Je suis certain que le commandant en chef a peur de quelque chose qu’il ne comprend pas, et sa peur a contaminé ses troupes, jusqu’au dernier soldat. On compte des quantités de suicides, même parmi les simples hommes de troupe. On voit un type devenir morose une journée, puis il va s’asseoir face au Pacifique et se fait hara-kiri.
“Mais voilà le plus beau, l’élément qui prouve que le moral est au plus bas dans tout le pays. Le prince royal vient de lancer, au nom du Céleste Empereur, un ordre général interdisant désormais les suicides d’honneur.
— Quel a été l’effet produit ?
— Il est encore trop tôt pour en juger ; l’ordre n’a été connu que ce matin. Mais vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce que cela signifie, chef. Il faut avoir vécu parmi les Panasiates, comme je l’ai fait, pour être à même de pleinement apprécier la chose. Pour eux, il importe avant tout, et plus que tout, de sauver la face. Ils ont un souci des apparences dépassant l’entendement d’un Américain. Dire à un homme ayant perdu la face qu’il ne peut plus expier sa faute et se réconcilier avec ses ancêtres en commettant un suicide d’honneur, c’est lui arracher le cœur, le priver de ce à quoi il tient le plus.
“Vous pouvez donc en conclure que le prince royal est, lui aussi, affolé, sans quoi il n’aurait jamais eu recours à de telles mesures. Il a dû perdre un nombre incroyable de ses officiers depuis quelque temps, ou une pareille idée ne lui serait jamais venue.
— Voilà qui est rassurant. Sans compter qu’avant la fin de cette nuit, grâce à nous, je crois que leur moral sera encore deux fois plus bas qu’il ne l’est déjà. Vous pensez que ça y est, qu’ils vont battre en retraite ?
— Je n’ai pas dit ça, major. N’y pensez même pas. Ces espèces de singes jaunes, dit Downer qui parlait avec le plus grand sérieux, oubliant que son physique était exactement semblable à celui des Panasiates, sont quatre fois plus dangereux dans leur état d’esprit actuel qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils paradaient dans nos rues avec assurance. Maintenant, il suffit d’un rien pour qu’ils deviennent complètement forcenés et se mettent à massacrer tout le monde autour d’eux, y compris les femmes et les enfants, sans aucune discrimination !
— Hmm. Avez-vous des recommandations à nous faire ?
— Oui, chef, j’en ai une. Frappez-les avec tous les moyens en votre pouvoir, aussi vite que possible, et avant qu’ils ne commencent un massacre général. Vous les avez affaiblis pour le moment, alors faites-leur en voir de toutes les couleurs ! Ne leur laissez pas le temps de penser à la population civile ou, sinon, nous allons assister à un carnage qui fera ressembler la défaite que nous avons connue à une partie de campagne.
“C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de venir ici, ajouta Downer. Je ne voulais pas m’entendre ordonner de massacrer les miens.
Le rapport de Downer laissa Ardmore extrêmement soucieux. Très certainement, l’officier avait raison quant aux réactions et à la psychologie des Panasiates. Ce dont Downer parlait, ces représailles contre la population civile, avaient toujours été la préoccupation dominante du major. C’est pour cela qu’avait été fondée la religion de Mota, pour éviter toute action directe, par crainte de ripostes systématiquement dirigées sur les civils. Mais, maintenant, si Downer était bon juge de la situation, l’attaque indirecte imaginée par Ardmore avait rendu ces représailles hystériques tout aussi probables.
Ardmore devait-il renoncer au plan n°4 et attaquer le jour même ?
Non, ce n’était tout simplement pas réalisable. Les prêtres avaient besoin de quelques heures tout au moins, pour transformer les fidèles en guérilleros. Dans ces circonstances, il valait mieux poursuivre l’exécution du plan n°4 et affaiblir encore les seigneurs de la guerre. Une fois les opérations bien avancées, les Panasiates auraient trop à faire pour trouver le temps d’organiser des massacres.
Читать дальше