— J’ai eu un vertige soudain. Quand j’ai recouvré mes esprits, j’ai vu que Ledbetter était tombé et je me suis approché, mais je ne pouvais plus rien pour lui. Il était mort… sans la moindre marque sur son corps.
— Moi, dit Wilkie, ça m’a assommé. Et je n’en serais peut-être pas revenu, si Scheer ne m’avait pas soumis à la respiration artificielle.
— Vous étiez ici ? s’informa Ardmore.
— Non, tout à fait à l’opposé du bâtiment, dans le laboratoire de radiation. Mon chef a été tué net.
Ardmore fronça les sourcils et tira à lui une chaise posée contre le mur. Comme il allait s’asseoir, le bruit d’une minuscule galopade lui fit remarquer une petite forme grise, détalant comme une flèche, qui disparut par la porte ouverte. “Un rat”, pensa Ardmore sans y prêter attention. Mais le docteur Brooks parut stupéfait et s’élança à son tour vers la porte en criant :
— Un instant ! Je reviens tout de suite !
— Qu’est-ce qui lui prend ? fit Ardmore sans s’adresser à personne en particulier.
L’idée lui traversa l’esprit que la tournure des événements avait peut-être fini par avoir raison du paisible petit biologiste. Mais le mystère fut résolu en moins d’une minute : Brooks revint aussi précipitamment qu’il était sorti. Il était haletant et avait peine à parler :
— Major Ardmore ! Docteur Calhoun ! Messieurs !
Il s’interrompit pour reprendre son souffle :
— Mes souris blanches sont vivantes !
— Ah ! Et alors ?
— Vous ne comprenez pas ? Mais c’est une donnée extrêmement importante, peut-être même déterminante ! Aucun des animaux du laboratoire de biologie n’a souffert. Vous saisissez ?
— Oui, mais… Ah ! oui, je vois… Le rat était vivant, vos souris n’ont pas été tuées, et pourtant des hommes se trouvant avec eux sont morts.
— Exactement ! fit Brooks, triomphant.
— Hmm… Quelque chose qui tue deux cents hommes à travers des parois de roc et de métal, tranquillement, sans bruit, mais qui épargne les souris et les rats. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose qui puisse tuer un homme, mais pas une souris, dit Ardmore en montrant l’appareil d’un signe de tête. On dirait que ce bidule pourrait être un sacré remède à notre problème, Calhoun !
— Oui, convint celui-ci, à condition que nous puissions apprendre à le contrôler.
— Vous en doutez ?
— Ma foi, nous ignorons pourquoi cette force tue, et nous ne savons pas non plus pourquoi elle a épargné six d’entre nous et n’a pas fait de mal aux animaux…
— Eh bien… le problème est posé, on dirait, dit Ardmore en regardant de nouveau ce mystérieux appareil à l’air si simple. Docteur, je ne veux pas, dès le départ, me mêler de vos travaux, mais je préférerais que vous ne releviez pas cette manette sans m’avertir au préalable.
Son regard s’abaissa vers le corps sans vie de Ledbetter, et il détourna vivement les yeux.
Autour du café et des sandwiches, Ardmore tenta d’en savoir plus :
— Alors, personne ne sait vraiment sur quoi travaillait Ledbetter ?
— En un sens, non, convint Calhoun. Je l’aidais pour tout ce qui concernait les mathématiques, mais c’était un génie et il n’était pas très patient à l’égard des esprits moins vifs que le sien. Si Einstein avait été encore vivant, ils auraient pu parler d’égal à égal, mais avec nous Ledbetter discutait uniquement de la partie de ses recherches nécessitant notre assistance, ou d’opérations de détail dont il voulait se décharger.
— Donc, vous ignorez quel était le but de ses recherches ?
— En fait, oui et non. Avez-vous des notions de physique quantique ?
— Grands dieux, non !
— Alors… Le dialogue risque d’être limité, major Ardmore. Le docteur Ledbetter travaillait sur des spectres additionnels dont l’existence est théoriquement possible…
— Des spectres additionnels ?
— Oui. Voyez-vous, depuis cent cinquante ans, la plupart des progrès faits en physique concernent le spectre électromagnétique : électricité, radio, rayons X…
— Oui, oui, ça, je le sais. Mais ces spectres additionnels ?
— C’est ce que j’essaie de vous expliquer, répondit Calhoun avec une légère note d’impatience dans la voix. On s’accorde à admettre l’existence possible d’au moins trois autres spectres complets. Il existe dans l’espace trois champs d’énergie connus : le champ électrique, le champ magnétique et le champ gravitationnel. La lumière, les rayons X, et autres radiations du même genre, appartiennent au spectre électromagnétique. En théorie, il peut exister plusieurs spectres analogues : un spectre gravito-électrique et un autre gravito-magnétique, ainsi qu’une forme triphasée de champ électro-gravito-magnétique. Chacun d’eux serait un spectre complet et entièrement nouveau. Au total, trois champs d’étude vierges.
“S’ils existent, ils ont probablement des particularités à la fois tout aussi remarquables que celles du spectre électromagnétique et totalement différentes. Mais nous n’avons pas d’instruments nous permettant de déceler de tels spectres, et nous ignorons même s’ils existent vraiment.
— Je suis profane en la matière, dit Ardmore en fronçant les sourcils, et loin de moi l’idée d’opposer mon opinion à la vôtre, mais ça me rappelle un peu l’histoire de la chasse au dahut. Je croyais que ce laboratoire était uniquement en quête d’une arme nouvelle susceptible d’être opposée aux rayons à vortex et aux missiles atomiques des Panasiates. Je suis un peu surpris d’apprendre que l’homme que vous semblez considérer comme votre champion de la recherche travaillait à découvrir des choses dont l’existence n’était pas certaine et dont les propriétés étaient totalement inconnues. Ça ne paraît pas très sérieux.
Calhoun ne répondit pas. Il se contenta de prendre un air supérieur en affichant un petit sourire irritant. Ardmore sentit ses joues rougir à l’idée d’être pris en défaut :
— Oui, oui, dit-il vivement, je sais que je me trompe puisque la découverte de Ledbetter, quelle qu’elle soit, a tué deux cents hommes. Elle peut donc constituer une arme de valeur, mais Ledbetter n’était-il pas simplement en train de tâtonner sans trop savoir ?
— Pas tout à fait, non, répondit Calhoun d’un ton condescendant. Les théories mêmes suggérant l’existence de spectres additionnels permettent d’avoir une idée générale de leurs propriétés. Je sais qu’au départ, Ledbetter était à la recherche d’un moyen permettant de concevoir des rayons tracteurs et presseurs – ce qui relève du domaine du spectre gravito-magnétique – mais, au cours des deux dernières semaines, il était dans un état de surexcitation intense, et semblait avoir changé totalement la direction de ses recherches. Il ne révélait rien, et si j’ai une vague idée de la chose, c’est à cause des transformations et des développements dont il m’avait chargé. Cela dit, ajouta Calhoun en sortant de sa poche intérieure un gros carnet à feuillets mobiles, il notait minutieusement ses expériences. Nous devrions donc pouvoir suivre ses travaux et, peut-être, en déduire ses propres hypothèses.
Le jeune Wilkie, qui était assis à côté de Calhoun, se pencha vers lui :
— Où avez-vous trouvé ce carnet, docteur ? demanda-t-il avec excitation.
— Sur un établi de son laboratoire. Si vous aviez regardé, vous l’auriez vu.
Wilkie ignora cette pique ; il était déjà occupé à dévorer les symboles inscrits sur les feuilles.
— C’est une formule de radiation…
— Évidemment. Vous me prenez pour un idiot ?
— Mais elle ne tient pas debout !
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