Les lobbies hygiénistes ne manqueront pas de nous jeter à la figure l’épouvantail de la listeria. Pourtant vieille comme le monde, il en existe des centaines de souches dans notre environnement. La plus vicieuse, la monocytogène, prolifère dès qu’il y a rupture de la chaîne du froid, et seule la pasteurisation peut en venir à bout. Cette monocytogène est extrêmement discrète, elle ne prévient pas de son arrivée. On peut la trouver au moment de la traite, dans le tank à lait, au cours de la fabrication du fromage, pendant le transport, chez le distributeur ou dans le réfrigérateur. Elle est sans conséquence pour le commun des mortels, sauf — c’est là l’essentiel — pour les femmes enceintes, surtout pour le fœtus, pour les personnes âgées et les sujets immunodéprimés. Le sachant, la meilleure solution ne serait-elle pas d’entreprendre une vaste campagne d’information pour expliquer aux consommateurs quels sont les risques encourus, plutôt que de jeter l’anathème sur les fromages au lait cru ?
Il y eut récemment plusieurs cas de listériose, mortelle ou pas, qui ont été montés en épingle. Le scénario est invariable : les services vétérinaires détectent quelques bactéries dans un échantillon, des rillettes, des époisses, ou autres produits, le lot incriminé est retiré du marché, les médias s’emparent de l’affaire… Le nom de l’entreprise est jeté en pâture à la vindicte populaire. Généralement la presse est mal informée, le consommateur, souvent ignorant, panique et mélange tout : la dioxine, la salmonelle, la listériose, et pourquoi pas la vache folle, voire même le sang contaminé ? Les pouvoirs publics perdent le contrôle de la situation, les commerçants, petits ou grands, paniquent, annulent les commandes, et les entreprises déposent le bilan. Le risque zéro n’existe pas. Les fromages au lait cru sont sommés de pasteuriser. Pas une seule bactérie de listeria n’est tolérée dans les fabrications, alors qu’on accepte dans les autres aliments crus jusqu’à 100 bactéries par gramme (seuil en dessous duquel il n’y aurait aucun risque de contagion).
La réglementation communautaire se fait chaque jour plus sévère en matière d’hygiène, mais que restera-t-il alors du goût, des arômes, de la richesse des saveurs, que l’on apprécie tant dans le fromage ?
Consommateurs, ne vous laissez pas faire ! Osez le roquefort, snobez le Saint Agur, offrez-vous quelques fromages à la coupe. Ces derniers ou ceux qui sont marqués d’une AOC ne sont pas nécessairement plus chers, renseignez-vous. Les fromages ont leurs saisons, comme les légumes, les fruits, et les poissons. Adopter la saisonnalité, c’est manger mieux, moins cher et plus savoureux.
Chapitre 2
L’ŒUF, LES ŒUFS ET LES OVOPRODUITS
Permettez-moi de préciser : l’œuf au singulier, pour le législateur, est toujours de poule, sinon il doit être suivi du nom de l’animal(e) : œuf de cane, d’autruche, et même d’escargot.
Difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir des déviations dans la production de l’œuf de poule. Une poule, un coq, un œuf, tout paraît simple, et pourtant…
Jusqu’à la guerre, la dernière mondiale, la production de l’œuf était simple, essentiellement paysanne.
Un œuf est composé de trois éléments :
— la coquille, imperméable et poreuse, qui permet des échanges gazeux avec l’extérieur ;
— le jaune, cellule géante de l’ovule, contenant toute l’information génétique du futur embryon, si la poule a été couverte par un coq, et seulement les gènes de la poule pondeuse si elle a été privée du géniteur ;
— le blanc qui entoure le jaune ne participe pas à la production, mais il offre les réserves nécessaires au développement du futur embryon.
Si les poules ont besoin d’un coq pour concevoir un poussin, elles peuvent parfaitement s’en passer pour pondre. S’il était avéré que la poule ait du plaisir pendant le très court instant de son rapport sexuel avec le coq, on pourrait regretter pour elle que le Créateur ait permis ce qui serait alors une anomalie.
La poule qui a encore la chance de vivre en pleine nature n’a aucune obligation à pondre un œuf quotidien. Le rythme de la ponte, sa régularité, se fait en fonction de son humeur, et surtout de la saison. La poule se montre généreuse au printemps et en été, et avare en période de mue, quand la lumière du jour décline et que la nourriture se raréfie. Souvenez-vous, les anciens, il n’y a pas encore si longtemps, on conservait les œufs pondus aux beaux jours pour les consommer en hiver quand ils devenaient plus coûteux. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la basse-cour française vivait à l’heure du Moyen Âge. Le terme d’élevage était impropre : les poules en liberté, sans poulailler fixe, passaient l’été la nuit à la belle étoile et se réfugiaient l’hiver dans les étables. Personne ne s’en préoccupait mais la mortalité était considérable. La poule, friande de lombrics et d’asticots, se nourrissait au gré de ses promenades, au mieux dans les chaumes et les pâtures, au pire sur le tas de fumier. La poignée de grains jetés par la fermière n’était pas sa quotidienneté. La poule pondait où bon lui semblait, l’œuf souillé par la terre et les fientes n’était pas toujours indemne de listeria ou de salmonelle, et si de surcroît il n’était pas ramassé tous les jours, sa fraîcheur n’était pas garantie.
Avec l’augmentation de la population, il a bien fallu rationaliser la production car les Français ont toujours été accros à l’œuf. Imaginez qu’actuellement nous figurons au rang des plus gros consommateurs du monde : 230 œufs par an et par habitant. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), la moyenne mondiale avoisine les 145 œufs par personne, soit pour la France 14,3 milliards, alors que nous en produisons 13 milliards. On importe donc 1 milliard 300 millions d’œufs. Comment en est-on arrivé là ?
Comment la production artisanale est-elle passée au stade industriel ? Avant l’industrialisation, le prix de l’œuf ne cessait d’augmenter, comme le coût de la vie, et devenait objet de polémique. La France se retrouva dans une situation ubuesque. Elle importait des œufs pour satisfaire la demande et exportait sur le marché européen ses excédents d’orge et de blé, lesquels surplus repassaient la frontière quelques mois plus tard transformés en poulets et en œufs par des éleveurs étrangers. En 1951, le gouvernement, déterminé, entendit mettre la poule française au pas. Un peu de discipline dans les poulaillers s’il vous plaît ! Après que les Américains nous eurent convaincus du « no grazing » (remplacer l’herbe par du béton), on crut utile d’envoyer une mission d’exploration pour se renseigner sur la production d’œufs aux États-Unis. Étonnement de nos fonctionnaires français qui conclurent, comme toujours, leur rapport par une évidence : « Comparée à l’agriculture américaine, l’agriculture française est restée dans l’empirisme avec un siècle de retard. » Quand notre poule française se baguenaudait, la poule américaine était séquestrée. Les chercheurs américains avaient découvert que, pour obliger une poule à pondre toute l’année, de préférence un œuf par jour, hiver comme été, il fallait la priver de promenade, la cloîtrer dans un bâtiment artificiel, au minimum quatorze heures d’affilée.
La poule française découvrit la batterie. Sans plaisir. Elle se révolta, donna du fil à retordre aux apprentis éleveurs. On s’aperçut que nos poules rustiques, habituées au grand air, soudain enfermées à cinq ou six par cage du jour au lendemain, privées de coqs et de parties de cuisses en l’air, déprimaient, faisaient la grève de la faim et se plumaient entre elles à coups de bec. Le génie français frappa encore une fois. On équipa la poule de petites œillères, comme une jument nerveuse sur un hippodrome, sans penser que, privée de lumière, elle ne pondrait plus, que les microbes se développeraient, que la pullorose exterminerait les jeunes poussins, que les coccidioses se répandraient dans les litières et qu’un œuf sur deux s’écraserait dans la fiente. La batterie française vira au fiasco, d’autant que les éleveurs de volaille devaient acheter l’aliment au prix fort chez les marchands de farine. Les fonctionnaires français avaient tout simplement oublié de demander aux conseillers américains — qui s’étaient sans doute bien gardés de le préciser — comment leurs chercheurs généticiens avaient « fabriqué » une poule capable de supporter la vie en batterie. En quelque sorte la poule parfaite, baptisée Isa Brown. Un volatile pas très grand, plumes marron, de tempérament calme, appétit de moineau, et qui pond un œuf par jour sans discussion. La poule américaine fut adoptée par tous les poulaillers industriels français pour le meilleur et pour le pire. Soixante ans plus tard, les poules de nos poulaillers industriels sont toujours de souche américaine.
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