JCN : Donc vous n’avez jamais reçu de réponse de votre hiérarchie avant le début des frappes américaines en Afghanistan ?
Vincent : Tout à fait, et après ce n’était plus possible. Je pense que c’était une étude théorique plus qu’autre chose, une alternative proposée par des décideurs autour de Mollah Omar : « On va le dégager dans de bonnes conditions, il ne sera pas tué »…
JCN : Au nord de l’Afghanistan, c’est un autre genre d’informations, mais tout aussi stratégiques, que François se voit offrir par les troupes de Massoud, le plan de frappes aériennes mis sur pied par l’état-major américain.
François : Ce que les autres vont payer, ou financer, nous allons l’avoir par idéologie. C’est le fruit de la politique d’investissement et le résultat des vingt ans de coopération entre nous et le clan Massoud. La délégation américaine arrive sur zone, et je vais récupérer la totalité des informations que les Afghans vont [lui] donner, à huit heures d’intervalle. C’est-à-dire qu’une journée après le passage de la délégation, je vais envoyer à Paris les cent dix cibles qui vont être frappées à partir du 7 octobre 2001. Ça va être pour moi un long travail. C’est qu’ils vont me livrer les cartes, mais des cartes russes, avec des coordonnées qui ne sont pas [celles du] système français. Il va falloir positionner sur ces cartes la situation exacte des cibles, redonner les véritables coordonnées des cartes militaires en vigueur au service, les rentrer sur l’ordinateur, les chiffrer et les envoyer en temps réel à Paris. Tout ça, au fin fond de la vallée du Panshir, et dans une petite maison sans électricité. Il va falloir pédaler pendant trente-six heures pour recharger les batteries qui me permettront d’envoyer la totalité des messages avec les bugs informatiques que l’on peut envisager. Mais, bien que les Américains ne nous aient pas communiqué le plan des frappes, le 7 octobre, lorsque les Américains bombardent, on a tout.
JCN : C’est typiquement le genre de renseignements qui va au plus haut sommet de l’État ?
François : Normalement, oui…
JCN : Vous quittez le pays peu de temps avant le début des frappes…
François : Le maréchal Fahim, que je rencontre à Taloqan le 6 octobre après-midi, me met dans un hélicoptère, en me disant : « Tu sors » alors que le service voulait que je reste. Il me fait sortir parce que, dès le lendemain, les frappes commencent. Je pense qu’il avait la volonté de ne pas exposer un de leurs contacts à d’éventuels dommages collatéraux.
JCN : Au même moment, le reporter de Paris Match , Michel Peyrard, entre lui en Afghanistan pour couvrir le conflit. Le 9 octobre, il est capturé. Dans un pays proche, le chef de poste de la DGSE s’active…
Vincent : J’apprends par l’AFP qu’un journaliste français a été arrêté en Afghanistan, il portait une burqa, c’était un peu complexe. Donc, tout de suite, j’oriente des sources pour savoir qui c’est, comment ça s’est passé. J’apprends qu’il s’est fait arrêter avec un fixeur, qui est le neveu d’un maulana [55] Un théologien.
que je connais bien. Le lendemain matin, je le rencontre et on fait valoir un certain nombre d’arguments, comme quoi Michel Peyrard n’est pas un espion, qu’il faut que, sur ce coup-là, il nous aide. C’est un maulana très puissant, il appelle le gouverneur de Djalalabad et lui explique que c’est un journaliste, qu’il faut le relâcher. On apprend que les conditions de Michel Peyrard se sont améliorées. Au départ, ils voulaient le pendre et à la fin, on apprend qu’il peut circuler, mais ne peut pas s’échapper. Pour le libérer, il fallait un ordre de Mollah Omar. Donc on a utilisé les réseaux soufis pour remonter jusqu’à Qari Amanullah qui était dans le Nord et Qari Amanullah [56] Rappelons qu’il s’agit du chef du Service de renseignement taleb.
a fait donner les ordres pour la libération.
JCN : Le début de l’opération Enduring Freedom en Afghanistan est loin de sonner la fin de vingt ans d’investissement pour la DGSE. Avec l’irruption dans le pays des armées occidentales, il s’agit seulement pour elle d’adapter son dispositif…
François : On est dans une mission internationale menée par les Américains dont le but est de reprendre la possession de la totalité du territoire afghan et de chasser les Taliban et Al-Qaïda. C’est une mission militaire, c’est une guerre qui commence, guerre à laquelle la France va s’associer. Raison pour laquelle ma mission secondaire — ma première était d’informer et de renseigner — va être de servir de « harpon » à l’engagement du service action. Ma mission va donc consister à accueillir le premier détachement du Service action qui va arriver sous couverture, et, avec nos amis Afghans, de l’infiltrer en toute discrétion au plus près du premier cercle du commandant Massoud, et du nouveau maréchal Fahim. Personne ne prédit à l’époque que les Taliban vont se dissoudre dans le paysage quasiment en moins de quarante-huit heures. L’ex-Alliance du Nord va se retrouver dans Kaboul au tout début de novembre. Le but du SA va être de positionner, au plus près des grands commandants qui composent la nouvelle ossature du maréchal Fahim, des équipes de renseignement opérationnel et de formation, dans le but d’asseoir la position de la France. Donc, on va former des officiers de renseignement afghans à lutter contre les résiduels d’Al-Qaïda et des Taliban qui ont repris leurs métiers traditionnels d’ouvrier, de paysan, prêts à recommencer ultérieurement le combat — ce qui va se passer dans les années 2005–2006.
Vincent : Quand le régime s’est effondré, il y a un certain nombre de gens qui ont pu passer au Pakistan, ou qui y étaient. Ils avaient besoin de vivre, ou de survivre. C’était une bonne période pour recruter des sources…
JCN : Donc des sources dans l’ancien régime taleb ?
Vincent : Oui, bien sûr. À l’issue de l’attaque menée par la coalition, j’étais en contact avec un certain nombre de Taliban qui s’étaient réfugiés au Pakistan, et qui étaient prêts à nous aider, nous rapporter un certain nombre d’informations pertinentes sur les volontaires arabes en priorité. Ils étaient conscients que ça avait une valeur, que ça pourrait être échangé plus tard, et c’est à partir de là qu’ils ont commencé à jouer cette carte.
JCN : Pour clore le chapitre afghan, la DGSE a pris une part active à la conférence de Bonn en décembre 2001. Quel était son dispositif ?
Grégoire : En fait, la conférence de Bonn était un moment important pour l’avenir de l’Afghanistan. C’était une réunion afghano-afghane, il n’y avait pas ou peu de participants étrangers. Grâce à nos amis afghans, on a mis en place une petite cellule de transmission du renseignement. J’étais moi-même sur place, dans un hôtel, à côté de l’endroit où se passait la conférence, avec un de mes équipiers qui était chargé de la transmission, et on était nous-mêmes renseignés en temps réel par nos amis afghans sur les tractations en cours.
François : Pour ma part, je me rends sur zone et l’homme qui m’a tout appris sur l’Afghanistan pendant mon année de formation arrive à me faire rentrer à minuit, le soir de la première journée de la conférence. Je vais pouvoir rencontrer le docteur Abdullah, qui était l’ancien bras droit de Massoud, que je connaissais bien, et surtout le frère cadet de Massoud. Ils vont m’exposer pendant deux heures leur stratégie, ce qu’ils vont négocier face au candidat imposé par les Américains, Hamid Karzai, et les contreparties que va demander l’ex-Alliance du Nord. Ce qui fait que ce jour-là, quand je ressors deux heures et demie plus tard, j’ai la stratégie complète, non encore officielle, de l’ex-Alliance du Nord que je vais envoyer à la centrale […]. L’échec de la politique internationale en Afghanistan, c’est l’échec d’une coalition menée par les Américains qui, par méconnaissance culturelle et des acteurs principaux, qu’ils soient Taliban ou issus de l’ex-Alliance, ne vont pas prendre la bonne mesure de la conduite de ce nouveau pays. Et je pense que ce n’est pas à Bonn que ça se décide. C’est plus la mise en œuvre de la stratégie qui va découler de la conférence de Bonn, à mon avis, qui n’est pas suffisamment adaptée à la culture afghane et à leurs traditions.
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