Michel : À partir du lendemain, les relations avec toutes les sources afghanes, les relations avec tout ce que nous avions dans ces zones tribales du Nord-Est du Pakistan sont devenues quasiment gelées, très dures à activer. Il a fallu plusieurs mois pour rétablir la connexion. Si nous y réfléchissons bien aujourd’hui, il est possible de se demander si, dans le cas où le mode d’opération traditionnel, qui avait été choisi au début, avait [été exécuté], le 11 septembre [aurait] eu lieu…
Fabrice : Les Afghans ont un sens de l’hospitalité et un sens du service rendu, du sacrifice ; ces Arabes étaient venus mourir pour eux contre les Soviétiques. Ils […] avaient une dette d’honneur, une dette de sang, et dans le Pachtounwali, une dette doit être remboursée, donc ils n’allaient pas les mettre dehors. On ne pouvait pas le leur demander, ce n’était pas possible dans leurs codes culturels.
Michel : À partir de ce moment-là, il a été plus difficile d’obtenir du renseignement sur Oussama Ben Laden parce que, d’une part, lui-même s’est encore plus protégé et puis, chez les Taliban, c’était devenu l’hôte qu’on avait voulu tuer chez eux, et ça, c’était inacceptable. Ça a été le catalyseur d’une alliance entre les Taliban qui se sont durcis, [se tournant] beaucoup plus vers le wahhabisme. Je maintiens : une erreur stratégique énorme.
Fabrice : Les Taliban ont accepté Ben Laden et Al-Qaïda, et ils se sont mariés les uns les autres. Jusqu’à ce moment-là, si on les avait reconnus, je pense qu’ils auraient basculé dans un État certes chariatique, qu’on peut considérer pénible — mais finalement, l’Arabie Saoudite est un pays chariatique, et on fait plein de business avec eux… J’avais essayé de faire passer cette information-là, mais paradoxalement, il y avait l’autre information, celle qui venait de Massoud qui était notre allié historique, et l’ennemi des Taliban. Et c’étaient deux informations qui n’avaient pas le même poids…
François : [Grâce à Massoud], on avait les noms, on avait les lieux, on avait les rencontres. Tout ça est venu alimenter les bases de données du service de renseignement. Il nous avertissait depuis le début que Ben Laden était extrêmement présent et soutenu par les Saoudiens. Ce qui n’était pas un scoop, ça a été écrit, débattu, publié. Il ne cessait d’essayer de nous le prouver avec les filières de financement, les soutiens en équipement. Surtout, l’action prépondérante des services pakistanais […]. La cause principale du désordre, qui existe encore en Afghanistan aujourd’hui, reste l’omniprésence des services pakistanais qui tiennent tout.
XVI
Les vendanges de l’ombre
Il y a la théorie : un officier traitant doit rester impartial vis-à-vis de la personne qu’il traite. Et il y a la pratique : quand le commandant Massoud est tué dans un attentat, les membres du Service clandestin qui se sont relayés à ses côtés pleurent un proche dont, une quinzaine d’années plus tard, ils évoquent toujours la mémoire avec émotion. Le cas n’est pas unique. Ceux qui ont côtoyé Jonas Savimbi en Angola ont également conservé pour lui beaucoup d’estime. Un tel continue même à échanger avec quelque ancien commandant de rébellion ayant trouvé refuge en France. Finies la jungle, la pêche aux renseignements et les commandes d’armes. Il n’y a plus qu’un Français, ayant depuis longtemps révélé sa véritable identité, et un étranger qui, loin des armes et de la jungle, vit ses derniers jours en exil. Finis la géopolitique et les espoirs de destinée. Il n’y a plus que le respect et l’amitié.
JCN : Le 9 septembre 2001, Massoud est victime d’un attentat…
Grégoire : On est prévenus immédiatement par l’un des représentants de Massoud installé à Paris, qui est très proche de mon chef de mission […]. Il a fallu gérer… Sur ordre de la direction générale, j’ai renvoyé [François] en Afghanistan pour une mission initiale de trois semaines qui consistait à voir comment l’armée de Massoud faisait face à cette disparition, comment elle se réorganisait, quelles seraient les têtes émergentes pour succéder à Massoud.
François : On a plusieurs métiers, on a plusieurs identités, on a plusieurs dossiers, c’est ça la réalité au quotidien. Donc, nous sommes le 9 septembre 2001, je suis sur un autre dossier en Afrique et je suis prévenu par Grégoire. La stratégie appliquée par l’ex-Alliance du Nord, et qui va sauver le destin de l’Afghanistan, c’est de dire que Massoud est blessé alors qu’il est mort, de manière à ce que ses troupes au contact ne baissent pas les bras. Parce que, dans la foulée de l’attentat du 9 septembre, ce qui est prévu, c’est une déferlante des Taliban contre les troupes du commandant Massoud qui vont dans un premier temps fléchir, reculer et se ressaisir dans la perspective que leur chef n’est pas mort. La nouvelle ne leur sera annoncée que cinq jours après.
Vincent : La mort de Massoud, c’est un épiphénomène. C’est important d’un point de vue symbolique, il est venu en France, mais qu’il soit mort, c’était dans la logique des choses. S’il n’était pas mort dans l’attentat, il serait mort quelques jours ou semaines plus tard dans le Panshir…
Patrick : Personnellement, j’ai eu beaucoup de peine. On peut penser qu’un OT ne doit pas rentrer dans l’affect, parce qu’après, on va dire qu’il est influencé. Mais il faut savoir faire la part des choses. On a parlé de moralité dans le mauvais sens du terme. Là, je parle de moralité dans le bon sens. On a le droit — je pense que c’est même sain — d’avoir ses propres opinions sur les personnes qu’on rencontre.
François : Je reviens à Paris, je change de costume, je change de silhouette, de papiers, d’identité et je repars immédiatement, au plus près de la résistance afghane, donc de l’ex-Alliance du Nord, pour assurer du soutien de la France, du soutien du service et surtout prendre contact avec le nouveau chef qu’est le maréchal Fahim. Je rejoins l’Afghanistan vers le 20 septembre, je m’infiltre à nouveau dans la région de Taloqan et dans la vallée du Panshir. Ils sont, à ce moment-là, un peu déboussolés. Pour eux, ça vient d’Al-Qaïda, ça vient des Taliban, mais concrètement ils n’en ont pas compris le modus operandi […]. Ce sont les deux raisons pour lesquelles ils vont nous confier la totalité des preuves et des restes de l’attentat.
Grégoire : Je l’attribue à la fois à l’ancienneté du contact qu’on avait avec Massoud et au climat de confiance qu’avait su établir mon chef de mission. Il avait fait un travail remarquable de renseignement qui aura permis à la DGSE [d’] identifier la filière mise en place pour réaliser cet attentat, définir l’origine des explosifs, avoir le profil des terroristes. Toutes ces infos très utiles permettront de comprendre la logique derrière ces attentats et d’identifier les commanditaires.
François : Des remontées d’informations vont déterminer que ces passeports étaient belges, volés dans la région de Molenbeek, attribués à des identités fictives de journalistes marocains.
JCN : Le ministre de la Défense de l’époque, Alain Richard, déclare alors que des Français opèrent en Afghanistan. Quelles conséquences cela eut-il pour vous ?
François : Il ne les nomme pas, mais il suffit d’un peu de bon sens pour identifier que seuls des agents clandestins issus de la direction des opérations de la DGSE, ou à défaut du COS [54] Commandement des opérations spéciales.
, peuvent opérer sur zone. Une information absolument maladroite, sans forcément mauvaise intention, mais sur la zone, la course à l’Européen et aux Français proprement dits est lâchée ! Les centaines de journalistes qui se sont prépositionnés, soit à Douchanbé au Tadjikistan, soit dans la poche où le commandant Massoud a été assassiné, [vont avoir pour] tâche quotidienne [d’] identifier quels sont les Français présents sur zone, et […] parmi ces Français, au nombre de cinq à peu près dans la vallée du Panshir et dans la région de Taloqan, qui sont [ceux] susceptibles d’être des agents français… Je vais recevoir des coups de téléphone de [la] représentante du Monde à Moscou et les communications ne vont pas arrêter, pour des raisons fallacieuses : « Tiens, vous êtes présent ? Qu’est-ce que vous faites en Afghanistan ? » […] Situation extrêmement délicate puisqu’on devient une cible potentielle, avec tous les risques que ça représente d’être dévoilé, y compris de servir d’appât pour les services adverses…
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