Comment parler de Vialatte ? Il suffit de le lire à haute voix. En ouvrant les Chroniques de La Montagne au hasard, nous sommes plongés au beau milieu de « l’éternel combat de la tristesse et de la gaieté » (comme l’écrit joliment Charles Dantzig dans sa préface). Vialatte sourit trop souvent pour être heureux : c’est louche, quelque chose ne va pas. « La vie terrestre n’est que sergents et difficultés. » « Une vieille boîte à sardines, dans un terrain vague, à minuit, reste quand même un miroir de la lune. » « Le beau est souvent une habitude de l’œil. » « L’homme est un animal à chapeau mou, qui attend l’autobus 27, au coin de la rue de la Glacière. »
Vialatte est quelqu’un qui attend la phrase d’après. Le lire, c’est écrire autrement. Ses 888 chroniques indémodables servent de boussole. Il y a les observations cocasses : « Que seraient devenus les hommes s’ils n’avaient pas eu de mère ? L’humanité se composerait d’orphelins. » Les déclarations de principe : « Il n’y a que les fleurs et la grammaire. » Les verdicts macabres : « L’homme ne se pend pas assez souvent au cours de sa brève existence. » Mais surtout il y a ces fines notations de poésie ordinaire qui font tout le sel de la littérature classique (les jeunes diraient : « à l’ancienne ») : « Le marron d’Inde, au Luxembourg, tombe avec un bruit sec, rebondit sur le sol comme sur un tambour de basque, s’échappe de sa cosse plus brillant qu’un bijou et roule en travers de l’allée jusqu’au pied de la statue de Marguerite de Navarre, où l’humidité le ternira. »
Il n’est pas impossible que Chroniques de La Montagne soit le plus beau livre de toute ma bibliothèque. Vialatte fait partie de ces très rares auteurs à qui l’on a simplement envie de dire merci. Merci pour mon bonheur, comme un con, en écrivant ceci, un peu bourré, quarante ans après votre mort. Vous qui vous disiez « écrivain notoirement méconnu » et terminiez toutes vos chroniques par la formule « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », permettez-moi de conclure sur une pirouette méritée : Et c’est ainsi qu’Alexandre est Grand.
Alexandre Vialatte, une vie
L’équation gagnante du XXe siècle était simple mais pas facile à trouver : (Kafka + Fargue) x (Pascal + Alphonse Allais) = Alexandre Vialatte, l’homme à côté duquel Marcel Proust fait figure de vieille chochotte en l’an 2011. Né avec le siècle (en 1901), Vialatte a publié des romans inspirés d’Alain-Fournier ( Battling le ténébreux en 1928, Les Fruits du Congo en 1951) et des poèmes à la Larbaud (au début du XXe siècle, on continuait de croire en l’utilité de la poésie). Il fut le premier traducteur de Kafka, qu’il considérait (à juste titre) comme un grand humoriste. Mais son principal chantier débute en 1952 : jusqu’à sa mort, en 1971, il donnera une chronique hebdomadaire à un journal de Clermont-Ferrand, La Montagne. L’intégrale de ces chroniques constitue sans nul doute son chef-d’œuvre. Comme Jules Renard avec son Journal posthume, ces textes lus par les happy few de son vivant et redécouverts par la masse après sa mort constituent son passeport pour l’éternité.
Numéro 22 : « Virgin Suicides » de Jeffrey Eugenides (1993)
D’abord, c’est traduit par Marc Cholodenko. On ne parle plus beaucoup de Marc Cholodenko alors qu’il écrit très bien : Cent chants à l’adresse de ses frères (1975) et 2 Odes (1981) sont du Rimbaud porno. Il est certain que la traduction de Cholodenko a sublimé Virgin Suicides, le premier roman de Jeffrey Eugenides, dont Sofia Coppola a tiré un beau film éthéré et immatériel — imaginez un remake de Diabolo menthe filmé par David Lynch.
Eugenides a imaginé cinq sœurs (il bat Tchékhov sur le score sans appel de 5 à 8) : Cecilia, Thérèse, Bonnie, Lux et Mary Lisbon. Ensuite, il est tombé amoureux de ses personnages, comme il se doit chez tout romancier qui se respecte. Il faut dire qu’elles sont belles, blondes et dépressives (trois constantes chez la femme moderne, en particulier américaine). Elles se suicident à tour de rôle, en se tailladant les poignets dans la baignoire, en se pendant à une poutre, en avalant des somnifères, en s’empalant sur la clôture, et autres distractions (comme dirait Noguez).
Pourtant, malgré l’horreur de ces gestes, l’ambiance demeure bizarrement sereine, car la tragédie est racontée vingt ans après par de jeunes voisins épris et nostalgiques. Comme si la mort avait transfiguré les sœurs Lisbon, vierges éternellement adolescentes, les empêchant de devenir des ménagères de plus de 50 ans. Seule la mort rend immortel.
L’originalité des Vierges suicidées repose sur un équilibre étrange entre ce morbide fait divers et l’extrême douceur de la narration. Il plane sur cette ville (une banlieue de Détroit dans les années 70) une atmosphère délétère et rêveuse. Jeffrey Eugenides écrit au ralenti, derrière le flou artistique de ses larmes. Les parents Lisbon semblent assommés, impuissants. Ils croyaient tout bien faire (éducation familiale, école obligatoire, ennui profond : toutes ces balivernes que la société impose aux enfants pour les réduire en esclavage) et soudain leurs filles découvrent un moyen d’échapper à leur emprise. Comme le susurrait Brigitte Bardot à Serge Gainsbourg dans sa chanson Bonnie and Clyde : « La seule solution, c’était mourir. »
Certes, tout ceci n’est pas d’une franche gaieté, mais la lecture des Vierges suicidées ne traumatise pas plus que celle de Pluie de Kirsty Gunn ou des Locataires de l’été de Charles Simmons. Souvent les auteurs américains aiment faire surgir des cadavres dans des endroits apparemment idylliques, juste pour voir l’effet que la mort provoque : soudain le temps s’arrête, les maisons se vident, les voitures se garent, les gens se demandent s’ils font bien de vivre une vie sur pilotage automatique. Même éphémère, le doute est un sport salutaire. C’est Descartes qui débarque sur le parking d’un centre commercial dans une banlieue du Michigan. C’est le Discours de la méthode chez Starbucks. Faire table rase d’un coup d’éponge sur un plateau en plastique couvert de ketchup. La mort est ce panneau « Exit » rouge qui clignote au-dessus de nos têtes.
Jeffrey Eugenides, une vie
Il est normal de devenir une pointure quand on est né à Grosse-Pointe dans le Michigan. Venu au monde en 1960, Jeffrey Eugenides vit à Princeton. Il est passé par Brown University, puis Stanford, où il a appris le « creative writing » (technique qui ne doit pas être une entourloupe si l’on en juge par la quantité de bons écrivains qu’elle produit en Amérique depuis trente ans). En 1989, il a publié sa première nouvelle dans The Gettysburg Review : Capricious Gardens (« Les Jardins capricieux », texte qui fut salué par Richard Ford à l’époque). Les Vierges suicidées est son premier roman. Le deuxième, Middlesex (dont le héros est un hermaphrodite), a reçu le prix Pulitzer en 2003. On pourrait le comparer à une sorte de Salinger trash mais espérons que cela ne lui donnera pas la mauvaise idée d’aller se planquer dans une cabane pendant les cinquante prochaines années sans rien publier.
Numéro 21 : « Women » de Charles Bukowski (1978)
Le Bukowski que j’aime est un grand poète. Sans doute le plus délicat, le plus sensible, le plus subtil des écrivains américains de la seconde moitié du XXe siècle. C’est qu’avant de devenir le « vieux dégueulasse », Charles a beaucoup souffert : né en Allemagne en 1920, il fut un enfant battu, puis boutonneux, puis postier, magasinier, employé de bureau, alcoolique rejeté par les femmes, bref une grosse merde puante, et ne publia son premier roman qu’à 50 ans.
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