Ceux qui pensent qu’on ne doit pas lire Vian après 25 ans vont devoir aussi prévenir tous leurs amis d’éviter les excréments de Rabelais, les farces lourdes de Molière, les « hénaurmités » de Jarry, les niaiseries d’Andersen, les puérilités de Grimm, les sortilèges amoureux genre Tristan et Yseult ou Shakespeare, les néologismes de Queneau, les absurdités d’Ionesco, les nouvelles infantiles de Marcel Aymé, l’argot vulgaire de Céline, les blagues scatologiques de San-Antonio et les calembours mélancoliques de Blondin. Déjà que c’est pénible d’être vieux, je trouve que ce ne serait pas très gentil d’obliger les personnes âgées à ne lire que du Richard Millet.
Boris Vian, une vie
Boris Vian est né en 1920 à Ville-D’avray et mort en 1959 d’un arrêt cardiaque durant une projection de l’adaptation de J’irai cracher sur vos tombes au cinéma Le Marbeuf. Durant sa courte existence, cet ingénieur de l’École centrale a trouvé le temps de fabriquer beaucoup de choses : romans ( Vercoquin et le plancton en 1946, L’Écume des jours en 1947 — seul livre digne de figurer dans mes deux inventaires —, L’Automne à Pékin en 1947, L’Herbe rouge en 1950 et L’Arrache-Cœurs en 1953), chansons (La Complainte du progrès, J’suis snob et Je bois sont mes favorites), polars sous le pseudonyme de Vernon Sullivan (J’irai cracher sur vos tombes fit scandale en 1946), traductions (Le Monde des non-A d’A.E. Van Vogt en 1953). Il a aussi joué de la trompette, écrit beaucoup d’articles de presse, des poèmes, des scénarios et des pièces de théâtre. Sa reconnaissance et son succès furent posthumes. Raymond Queneau ne s’était pas trompé en déclarant à sa mort : « Et maintenant Boris Vian va devenir Boris Vian. »
Numéro 24 : « Brèves de comptoir » de Jean-Marie Gourio (depuis 1987)
Jean-Marie Gourio a inventé une forme nouvelle. Connaissez-vous beaucoup d’écrivains qui ont inventé une forme nouvelle ? Au XXe siècle, il y a Breton, Céline, Joyce, Faulkner, et c’est à peu près tout ; on en a vite fait le tour. Les autres se sont contentés de décliner, dans tous les sens du terme. Il est très rare d’avoir la chance de créer un genre. Il faut se trouver au bon endroit, au bon moment, et suivre son instinct. Un soir de 1985, Gourio se trouvait dans un bar, rue des Trois-Portes, au moment où un client vaguement bourré assena à son pote : « Une plante Carnivore peut pas être végétarienne, enfin, je crois. » Il a suivi son instinct en dégainant son carnet jaune et son stylo-bille, afin de graver la sentence dans le marbre. Les Brèves de comptoir étaient nées. « Cette petite phrase, avec son balancement curieux de petite phrase et sa folie douce, m’avait frappé. »
Gourio avait compris qu’il est inutile de travailler : il suffît de recopier ce que disent les gens. « La vie c’est court et pourtant une heure c’est long. » Seule la réalité a du génie ; le boulot de l’écrivain est de savoir l’espionner correctement. Les Brèves de comptoir ne sont pas des apophtegmes, ni des maximes, pas même des aphorismes. Ce sont des billevesées impromptues, des fariboles philosophiques, des sautes d’humeur, des sentences poétiques, des bribes comiques, des « poussières anisées » : « Un monde en mots, un autre dessin des choses » (dixit le scribe).
« Quand Jésus reviendra, ce sera conférence de presse sur conférence de presse. »
« À la naissance le nain est normal, c’est en grandissant qu’il rapetisse. »
Gourio est l’anti-Pascal Quignard : il aime sortir de ses livres, fréquenter ses semblables, et surtout il ne se prend pas pour un artiste. Il a tort, car ce qu’il a découvert l’est extrêmement (artistique) : l’ivresse, c’est la liberté. Sa littérature de comptoir est plus profonde, plus originale, plus surprenante, donc infiniment plus respectable que la littérature de salon (celle qui a des articles dans les suppléments littéraires, celle qui a des prix provisoires, celle qui disparaîtra). Comme l’a démontré Alexandre Lacroix dans un bel essai (Se noyer dans l’alcool ? paru aux PUF en 2001), tous les grands génies étaient alcooliques : Baudelaire, Rimbaud, Fitzgerald, Kerouac, Lowry, Bukowski, Blondin, Debord. L’alcool est une usine à littérature. Je suis prêt à parier que les « longueurs de sobriété » seront vite oubliées alors qu’on étudiera encore les Brèves de comptoir en 3002. On cherchera à comprendre pourquoi certaines phrases apparaissaient en gros sur la page alors que d’autres choisissaient une typo plus discrète — l’idée étant simplement de retranscrire le volume, le son, l’intention du convive. Car les brèves de comptoir sont les calligrammes du pauvre. À la fin du coffret, on apprend que dans toutes ces phrases, Gourio cherchait son père alcoolo, mort quand il avait 6 ans. « La meilleure façon d’emporter les gens avec soi, c’est de se souvenir de leurs mots. » Il avait trouvé un moyen de vaincre le temps et la mort, et ce moyen c’était son petit carnet jaune.
Jean-Marie Gourio, une vie
« C’est un surdoué tellement il est con. » De 1985 à 2000, Jean-Marie Gourio a passé quinze ans à noter scrupuleusement les propos éphémères de camarades de beuverie. À force de répéter qu’il n’était que le greffier des bars, il a réussi à faire oublier qu’il était un grand auteur ( Merci Bernard et Palace avec Jean-Michel Ribes, ainsi que Chut ! roman d’amour entre une jeune bibliothécaire et un appelé du contingent qui obtint le prix Vialatte en 1998). Or le fait de saisir ce qui se dit dans un troquet n’est pas donné à tout le monde. Il faut savoir se servir de son oreille, rester aux aguets malgré les boissons absorbées, et mémoriser les tirades les plus futiles comme si c’était du Platon. Parce que c’est du Platon. Gourio croit se moquer de nouveaux Bouvard et Pécuchet mais il se trompe : il tend l’oreille aux Socrates de son temps. L’intégrale des Brèves de comptoir est un événement littéraire de plus haute ampleur. Attention : à consommer avec modération, L’ABUS DE VÉRITÉ EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. « Des extraterrestres, nous on en est si ça se trouve. » « Il est mort hier. — Eh ben… c’était pas son jour. »
Numéro 23 : « Chroniques de La Montagne » d’Alexandre Vialatte (1952–1971)
Alexandre Vialatte est un des trois grands stylistes du XXe siècle (les deux autres sont Larbaud et Blondin). Empereur de la digression, roi de l’aphorisme mélancolique et du paragraphe étincelant, il est surtout l’inventeur du parasitisme littéraire, qui consiste, comme on sait, à se considérer comme un passager clandestin dans les journaux, chargé de fourguer de la métaphysique en contrebande dans des endroits a priori non prévus pour l’héberger. Vialatte fut un modèle pour beaucoup de squatteurs littéraires : Bernard Frank, Kléber Haedens, Renaud Matignon, Antoine Blondin, Angelo Rinaldi, et peut-être même Louis Skorecki, ex-critique de cinéma à Libération, dont nous vous recommandons aussi le best of ( Les violons ont toujours raison, PUF).
Son génie fut de concilier la liberté de ton (parler principalement de ce qui lui passait par la tête et très accessoirement de l’actualité) avec l’exigence formelle (soigner les formules, l’humour, le brio, toujours surprendre, et surtout ne jamais tomber dans le journalisme). C’est quoi la littérature ? Faire plaisir à son cerveau. On oublie trop souvent que, si le chroniqueur s’amuse en écrivant, il y a de fortes probabilités que le lecteur en fasse autant en le lisant.
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