— Vous ne faites pas du mal qu’à vous-même. Vous avez une fille.
— Comportement névrotique. J’ai remarqué que je m’éloigne de ceux que j’aime. Si vous me prêtez un divan, je vais vous expliquer pourquoi. Vous avez trois ans ?
— Non, mais 24 heures, ou 48, voire 72. Je peux prolonger la garde à vue autant qu’il le faudra. Vous êtes connu du grand public, vous donnez un mauvais exemple. On peut se permettre d’être plus sévère avec vous qu’avec un autre.
— Selon Michel Foucault, cette idée de « biopolitique » est née au XVII e siècle, quand l’État a commencé à mettre en quarantaine les lépreux et les pestiférés. Pourtant la France est le pays de la liberté. Ce qui m’autorise à revendiquer le Droit de me Brûler les Ailes, le Droit de Tomber Bien Bas, le Droit de Couler à Pic. Ce sont des Droits de l’Homme qui devraient figurer dans le Préambule de la Constitution au même titre que le Droit de Tromper sa Femme sans être Photographié dans les Journaux, le Droit de Coucher avec une Prostituée, le Droit de Fumer une Cigarette en Avion ou de Boire du Whisky sur un Plateau de Télévision, le Droit de Faire l’Amour sans Préservatif avec des Personnes Acceptant de Courir ce Risque, le Droit de Mourir dans la Dignité Quand on est Atteint d’une Maladie Douloureusement Incurable, le Droit de Grignoter entre les Repas, le Droit de ne Pas Manger Cinq Fruits et Légumes par Jour, le Droit de Coucher avec une Personne de Seize Ans Consentante sans que Celle-ci ne Porte Plainte Cinq Ans Après pour Corruption de Mineur… Je continue ?
— On s’éloigne du sujet. La drogue est un fléau qui fout en l’air la vie de centaines de milliers de jeunes qui n’ont pas la même chance que vous. Vous êtes issu d’un bon milieu, je vois que vous gagnez bien votre vie, vous avez effectué des études supérieures. Vous n’êtes pas à plaindre.
— Ah non ! Pas vous, pas ça ! Parce qu’on est un bourgeois on n’a pas le droit de se plaindre ? On m’a fait ce coup-là toute ma vie, merde !
— La plupart des délinquants enfermés ici sont très pauvres, je comprends mieux pourquoi ils dérapent…
— Si les riches étaient tous heureux, le capitalisme aurait toujours raison, et votre métier serait moins intéressant.
— Vous ne comprenez pas les dégâts de cette merde. Moi je les vois tous les jours. La cocaïne envahit tous les départements, les villes, les banlieues, jusqu’aux plus petits villages, les adolescents en trafiquent dans la cour de récréation ! Que direz-vous quand votre fille en prendra à l’école ?
Là il m’a cueilli, sa question m’a cloué. J’ai bien réfléchi avant de répondre. C’était probablement la première et dernière fois que j’aurais une conversation philosophico-sociétale avec un flic m’ayant coffré. Il fallait en profiter.
— Si à 42 ans je désobéis aux lois, c’est parce que je n’ai pas assez désobéi à ma mère dans ma jeunesse. J’ai 20 ans de désobéissance à rattraper. Ma fille, je la préviens des dangers qui la menacent. Mais je n’en veux jamais à un enfant de désobéir : il s’affirme. Bien sûr que je gronde ma fille quand elle fait un caprice, mais je serais nettement plus inquiet si elle n’en faisait jamais. Je vais écrire un livre sur mes origines. Puisque vous me traitez comme un môme, je vais essayer d’en redevenir un. Pour expliquer à ma fille que le plaisir est une chose très sérieuse : nécessaire mais dangereuse. Vous ne comprenez pas que cette affaire nous dépasse tous les deux ? Ce qui est en cause, c’est notre façon de vivre. Au lieu de frapper les victimes, demandez- vous pourquoi tant de jeunes sont désespérés, pourquoi ils crèvent d’ennui, pourquoi ils cherchent n’importe quelle sensation extrême plutôt que le sinistre destin de consommateur frustré, d’individu normalisé, de zombie formaté, de chômeur programmé.
— Je suis flic, vous êtes écrivain. Chacun son boulot. Nous, quand un jeune fout le feu à une bagnole, on l’interpelle et on l’envoie devant un juge. Vous, vous essayez d’analyser les raisons de sa révolte nihiliste… Libre à vous.
— Ce que vous refusez de voir, c’est que ce produit n’est qu’un prétexte pour se rapprocher des autres, un truchement entre inconnus, un biais pour tromper sa solitude, un lien idiot mais réel entre égarés… Si vous connaissez un truc qui permette autant de fraterniser avec d’autres paumés, dites-le-moi.
— D’accord, d’accord… Je me demande tout de même comment vous allez faire pour écrire sur vos origines.
— Ah bon, et pourquoi ça ?
— Bah, tout le monde le sait…
— Tout le monde sait quoi ?
— Enfin voyons, la coke fait perdre la mémoire.
Il était fort ce policier. J’étais estomaqué. Il venait de me faire comprendre pourquoi je m’escrimais dans mon cachot à me souvenir de ce que j’avais oublié. Le métier de flic, comme celui de romancier, consiste à rapprocher des choses apparemment sans rapport entre elles. Nous avions cela en commun, lui et moi : être convaincu que le hasard n’existe pas. J’ai digéré l’info, puis repris mes esprits :
— Vous avez raison, cette drogue fait perdre la mémoire, vivre intensément dans le présent, et se sentir mal le lendemain. C’est la drogue des gens qui ne veulent ni se souvenir, ni espérer. La coke brûle l’héritage ; si j’écris sur elle c’est parce qu’elle symbolise notre temps. La cocaïne est dans mes livres non pas pour faire branché ou trash (en ce cas il faudrait choisir un produit moins ringard : kétamine, MDMA, GHB, 2CB, DMT, PCP, BZP…) mais parce qu’elle condense notre époque : elle est la métaphore d’un présent perpétuel sans passé ni futur. Croyez-moi, un produit pareil ne pouvait que dominer le monde actuel ; nous n’en sommes qu’au début de l’intoxication planétaire.
— J’espère que vous vous trompez…
— Moi aussi.
J’ai l’impression de sonner faux, je ne crois déjà plus moi-même à ce baratin, je me sens ridicule de continuer à défendre ce personnage de rebelle drogué à huit heures du matin, dans un bureau qui sent le café froid et les aisselles tièdes. Je me prends pour Octave ou quoi ? Il m’a tendu un exemplaire de mes déclarations qui venait de sortir de son imprimante.
— Relisez et signez en bas. L’audition est terminée, je vais vous raccompagner en cellule et faxer mon rapport au procureur.
— Je sortirai quand ?
— Plus vite j’enverrai le fax, plus vite le magistrat décidera si on vous libère, et quand. Mais il ne faut pas compter avant onze heures : il n’arrive pas à son bureau avant… Et comme vous êtes « connu », il tient à s’occuper de votre affaire personnellement.
— Mais vous ne pouvez rien faire… je suis claustrophobe, je deviens dingue là-dedans, c’est l’horreur…
— Je sais : c’est fait pour. Les cellules de garde à vue sont spécialement conçues pour vous déstabiliser et vous mettre en situation de tout nous raconter. Mais ne vous en faites pas, votre cas est banal, normalement vous sortirez à midi.
C’était faux mais il l’ignorait. L’inspecteur m’a reconduit dans ma cage en souriant. Il aurait pu au moins avoir l’honnêteté d’être antipathique, puisque ce qu’il me faisait subir était désagréable. Mais la police française a toujours eu une façon très humaine d’être inhumaine. Nous avons un peu continué de deviser nonchalamment dans l’escalier, comme s’il n’allait pas m’enfermer dans un trou à rats sans me permettre de me laver, ni de téléphoner pour prévenir mes proches, ni me donner un truc à lire, sans rien, comme un chien crevé, un paquet de linge sale, et le voilà qui referme très poliment à triple tour la porte de mon dépotoir, ornée de graffitis « Nick la police » et « Mort aux Keufs ».
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