Mais bon, un innocent qui crève, qui s’en soucie? Certainement pas ceux qui ont le pouvoir. Ce n’est pas ça qui empêchera le directeur de la caisse de nous donner des leçons de morale.
Résultat, les gens ne disent plus rien. On est dans un pays muet. On les désespère tellement, on leur fait tellement peur, on les abrutit tellement à force de conneries qu’on a fini par leur couper la parole, ce qui, pour moi, est la pire des violences.
Je parle comme un ignorant, je ne dis que ce que je vois… mais c’est vrai que tous ces politiques, tous ces communicants sont tellement malins qu’on est forcément ignorants devant leurs méthodes.
Et de toute façon, à la fin, ils auront toujours raison.
Et ce seront les innocents qui paieront.
Comment transmettre quoi que ce soit à ces enfants dans un monde pareil? Comment les parents peuvent-ils encore être des modèles, puisque les valeurs de ces modèles n’existent plus, qu’ils sont sans cesse matraqués, humiliés? Que les gens ne puissent pas élever leurs enfants comme ils le voudraient à cause d’une politique et d’une société qui les désespèrent, moi, ça me fait un mal fou.
Je ne parle même pas des chômeurs. Eux, c’est simple, ici, ils n’ont même plus d’identité, ils n’ont plus rien. Et on voudrait qu’ils croient encore à la politique? Mais les ravages de la politique, ils sont en eux tous les jours.
Et on voit les résultats.
Quand une société ne te donne plus les moyens d’avoir un boulot qui t’ouvre l’esprit, quand tu rentres le soir à la maison et que tu retrouves ta femme avec ses problèmes à elle, tes enfants avec leurs problèmes à eux, ta télé qui t’abrutit en te parlant d’autres problèmes encore, qui ne sont pourtant pas les tiens, tout ça est tellement désordonné que tu finis par ne plus savoir du tout où tu en es.
Quand tu es jeune, ça peut encore tenir à peu près, tu as l’énergie, mais dès que les enfants se barrent, tu vieillis très vite, et là, c’est la boisson, la dépression, les antidépresseurs et à la fin l’explosion.
Tu abdiques.
Souvent, ça finit en fait divers.
Des suicides, il y en a partout, et pas seulement chez ceux qui se mettent une balle dans la tête.
Et même chez les jeunes, j’en vois qui vivent dans la rue, qui ont à peine plus de vingt ans, ils sont en dehors de tout, ils ne sont même plus conscients des choses. Tu les regardes, tu vois leur tête changer, et en deux ans ils sont morts. Ce ne sont que des anecdotes catastrophiques car c’est catastrophique d’être dans cet état-là. C’est une cruauté sans bourreau, ou avec l’alcool et la drogue pour seuls bourreaux.
On les a abandonnés, et ils s’abandonnent à leur tour.
La voilà notre société.
Faut pas être fragile, je te le dis.
On n’est plus dans Zola, on n’est plus dans cette misère-là, ici en Europe, on n’est même plus dans le prolétariat, on est entré dans une espèce de nouvelle chose qu’on appelle la mondialisation, où on arrive à crever la dalle tout autant. Cette mondialisation, il faudrait déjà que les hommes politiques la comprennent. Ils en parlent, mais on sent bien qu’elle les a pris de vitesse, qu’ils ont vingt ans de retard sur elle. Que ce soit sur les emplois, l’immigration, l’industrie, ils essaient d’agir comme si rien n’avait bougé depuis vingt ans et ils nous font croire qu’avec une politique nationale on peut s’en sortir.
Mais ce n’est pas avec ça qu’on peut s’en sortir.
On ne peut au contraire s’en sortir qu’en commençant par se laver de tout ça.
On n’a pas besoin de l’esprit politique.
L’ouvrier, le paysan n’ont pas besoin d’une organisation, d’un syndicat. Pour se protéger de quoi?
On peut très bien résister seul, ça va.
Tout est possible, encore faut-il l’admettre. C’est l’esprit qui dirige.
Les politiques, il n’y a vraiment rien à attendre d’eux, il y a simplement à vivre les choses qui nous arrivent et à se démerder seul pour essayer de les vivre au mieux.
Il n’y a pas de morale politique, ça n’existe pas.
Et je suis persuadé que c’est de ces gens-là que viendra un jour la grande connerie, ce sont eux qui nous la préparent, cette superbe connerie à venir.
De toute façon comment tu veux qu’ils tiennent un programme, quel qu’il soit, dans un monde où il y a tant de différences? Entre un riche et un pauvre, entre un paysan et un citadin, entre le Nord et le Sud?
Ça aussi, c’est le drame. Toute cette diversité humaine et naturelle, ils la traitent en bloc. Ils veulent que tout le monde se conforme aux mêmes choses, ils nous balancent des règles et des lois à n’en plus finir, comme s’ils ne comprenaient pas ou ne supportaient pas que chacun soit différent.
Mais dans le fond, ils savent bien qu’ils ne peuvent pas changer grand-chose alors ils se content de jouer un rôle, le rôle des mecs investis par une mission, pétris de certitudes.
Mais ce n’est qu’un rôle.
Et quand ce n’est pas un rôle, c’est plus dangereux encore.
Il a fallu qu’une image bouleverse le monde, celle d’un petit enfant sur une plage, comme sorti du ventre de la mer, pour qu’ils daignent enfin s’intéresser au problème des migrants, qui existe pourtant depuis des années. À une autre époque, les migrants s’appelaient Albert Einstein, Stefan Zweig, Billy Wilder, qui, eux, fuyaient le nazisme, alors que d’autres juifs restaient en Allemagne. À l’époque aussi, on ne s’intéressait guère à eux. Encore des innocents, victimes de la politique et du pouvoir.
Comment veux-tu après ça que les gens ne se sentent pas abandonnés, plus qu’abandonnés même, pris pour des cons.
C’est ce que j’entends en tout cas, ce qu’ils me disent ici à longueur de journée.
Ce qui me touche le plus, c’est ce désarroi profond que je ressens, un mélange de douleur et d’incompréhension.
On sent que les gens sont perdus, qu’ils sont sans solution.
C’est un désarroi tellement profond qu’ils sont même maintenant de plus en plus nombreux à vouloir voter Le Pen, c’est-à-dire à retourner en arrière, à se jeter dans les bras d’une ignorance, par lassitude d’une autre ignorance.
Si on me demande comment je définis l’esprit politique, je répondrais que c’est ce qui nous empêche véritablement de comprendre.
De comprendre et de ressentir.
C’est ce qui nous éloigne de l’essentiel, parce que justement, quand on atteint l’essentiel, on n’a plus besoin d’eux.
Si l’individu peut s’en sortir, c’est certainement pas grâce à une politique, quelle que soit cette politique.
On ne peut s’en sortir qu’avec ses passions, avec de l’amour, commencer, déjà, par faire la paix avec ses voisins, même s’ils sont différents de nous, ce qui est une chose toute simple, mais une très grande chose.
Même si de nos jours s’aimer devient difficile, tant partout on est entouré d’ondes négatives.
C’est ce qu’on appelle le règne de l’information.
Quand on regarde toutes ces chaînes d’information en boucle, c’est terrible. Ces informations qui débarquent en permanence sur les écrans, on dirait une armée conquérante dans un roman de science-fiction.
C’est le monde de Van Vogt, d’Orwell.
Et tout ça pour montrer quoi?
La destruction, le mensonge et la violence, encore et toujours.
On profite de la moindre guerre pour nous la balancer en direct.
Et il y a toujours les mêmes mecs, les journalistes avec leurs caméras ou les soi-disant nouveaux philosophes qui sont là avec leurs chemises blanches à évoluer comme des parasites dans les ruines, au milieu des âmes déchirées.
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