Et c’est ce qui permettait au cinéma d’être en avance de quelques années sur son temps, d’être le battement de cœur de la société à venir.
Quand Chaplin sortait Le Dictateur , quand Ferreri faisait La Grande Bouffe ou Blier Les Valseuses , ils montraient la vérité de leur temps.
Même chose avec les grands réalisateurs italiens, Vittorio De Sica, Dino Risi, Mario Monicelli, Luigi Comencini ou Bernardo Bertolucci.
Ils montraient ce qu’ils avaient sous les yeux, et que beaucoup, aveuglés par leurs bons sentiments, ne pouvaient pas voir.
Il est devenu aujourd’hui beaucoup plus difficile d’être, comme eux, au cœur même de l’époque. Non pas parce qu’il y a moins de talents mais parce que l’époque est différente. La société a évolué. Tout change maintenant à une telle vitesse qu’il est devenu extrêmement difficile pour la fiction de saisir et d’annoncer la réalité.
Une réalité qui dépasse toutes les fictions, y compris les plus lucides et les plus tragiques.
Mais rien n’est perdu pour autant.
Certains auteurs et metteurs en scène ont, malgré tout, encore une vision assez forte pour la cerner, cette réalité.
Je pense, par exemple, à Abderrahmane Sissako. Avec Timbuktu, il nous raconte simplement l’histoire d’un village aujourd’hui en Mauritanie. Il nous montre une vérité.
Même chose avec Jafar Panahi qui avec Taxi Téhéran nous apprend ce qu’est l’Iran aujourd’hui.
Pareil pour Jacques Audiard. Dheepan donne à voir le sort d’un migrant, quelques mois avant que le drame de ces réfugiés ne devienne un sujet brûlant.
C’est ce que font depuis toujours les grands auteurs de cinéma. Ils témoignent du monde. Avec simplicité, force, émotion et une immense lucidité.
Si la société a changé, le cinéma lui aussi a évolué.
Il y a bien sûr toujours eu une animation commerciale dans le cinéma, mais pendant longtemps les poètes et les artistes avaient des gens avec qui ils pouvaient parler, monter des projets.
Il y avait de vrais producteurs, qui allaient chercher de l’argent pour eux comme des artistes en quête de mécènes, je pense par exemple à Serge Silberman, à Jean-Pierre Rassam.
Ensuite ce sont les grosses maisons de production, comme la Gaumont, qui ont occupé le terrain. Quand ça fonctionnait avec d’autres artistes comme Toscan du Plantier, ça allait encore, il y avait de la culture et ça produisait du cinéma. Toscan inscrivait au catalogue Federico Fellini, Akira Kurosawa, Joseph Losey, Satyajit Ray, Andrzej Wajda, Ingmar Bergman.
Aujourd’hui, c’est la télévision qui a le pouvoir.
Et quand un poète se retrouve devant un «décideur», la partie est loin d’être gagnée.
Ce sont des gens qui construisent avant tout des modèles, des cahiers des charges, des programmations. Leur métier n’est pas d’encourager les poètes mais de fabriquer des produits pour leurs chaînes. Maîtriser les contenants et les contenus, comme disait Jean-Marie Messier.
Pour eux, les projets de film se divisent en trois catégories: ce qui peut passer en prime time, et qui est le plus souvent incolore et indolore, ce qui à la limite peut passer à minuit et ce qui ne peut pas passer à la télé.
Et ce qui ne peut pas y passer est censuré d’entrée.
Censuré parce que pas dans le sens du courant.
C’est la même chose que dans les pays communistes pendant la guerre froide.
Les projets auxquels ces chaînes donnent le feu vert aboutissent souvent à de très mauvais films, parce que les créateurs sont obligés de s’aligner, de respecter cette censure s’ils veulent travailler. Il y a de plus en plus de films de commande, donc de moins en moins de metteurs en scène et d’auteurs. Parce que sur un plateau, il faut un patron avec une vision, et quand c’est la télé qui décide, le patron, ce n’est plus le metteur en scène, c’est la télé. C’est la direction quand c’est une chaîne privée, le gouvernement quand c’est une chaîne publique.
Très logiquement, les films qu’ils financent sont moins du cinéma que des films de télé qui passent par le grand écran.
Aujourd’hui je ne sais pas qui recevrait Buñuel ou Ferreri, ils ne trouveraient pas grand monde pour les écouter, encore moins pour monter leurs films.
Il y a encore des artistes heureusement, des individualités trop fortes pour se laisser sagement mettre dans des cases. Guillaume Nicloux, par exemple, qui arrive encore à glisser une certaine étrangeté dans son cinéma, ce qui contraste avec tout ce qu’on voit d’habitude.
À la télé, ce que j’aime, ce sont les séries.
Les séries, ça, ça fonctionne vraiment, parce que c’est, et depuis l’origine, un produit télé.
C’est quelque chose qui est né avec la télé et qui a toujours existé.
C’est un peu l’équivalent des grands romans-feuilletons de la fin du XIX e, ceux d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue, de Ponson du Terrail. C’était un genre en soi, différent du roman proprement dit, c’était écrit pour les journaux, les auteurs étaient payés à la ligne.
La fiction télé aussi a commencé avec des feuilletons, il y a eu Thierry la Fronde, Jacquou le Croquant, Vidocq, Les Dames de la côte , aujourd’hui on a The Wire, Breaking Bad, House of Cards .
Toutes les chaînes s’y mettent, on est même passé à l’étape suivante, celle d’après la télé, avec les productions de Netflix par exemple, conçues directement pour Internet.
Avec ces séries, les chaînes ont vraiment l’occasion de devenir une fenêtre ouverte sur le monde d’aujourd’hui, d’être le témoin d’une société, d’exprimer une identité culturelle.
Il y a quelques années, avec Josée Dayan, Étienne Mougeotte, Jean-Luc Lagardère, Jean-Pierre Guérin et quelques autres, j’ai travaillé avec les télés pour adapter Dumas, Balzac, Hugo, pour raconter Napoléon.
Ça m’a demandé une énergie folle, parce qu’il fallait déjà négocier avec des gens qui pensaient surtout en terme de rentabilité.
À Cannes, au MIP TV, j’ai rencontré les patrons de chaînes du monde entier, j’ai fait des deals avec eux, Le Comte de Monte-Cristo a été acheté un peu partout, aux États-Unis, sur les chaînes Bravo et ABC il a eu une audience record. J’ai eu plus de mal avec la BBC, qui ne voyait pas d’un très bon œil des Français arriver sur ce qu’ils considéraient comme leur terrain. J’ai fini par leur céder gratuitement les droits de diffusion de Monte-Cristo en leur faisant promettre de s’engager sur la production de Napoléon s’ils faisaient plus de vingt-cinq pour cent d’audience. Ils n’ont pas été très loyaux sur le coup, ils ont découpé chaque épisode en deux parties et les ont diffusées à dix-huit heures, l’heure la plus difficile. Malgré cela, ils ont fait quatre fois plus d’audience que d’habitude sur ce créneau. Ils ne l’ont jamais reconnu.
Pour Napoléon , j’ai réussi à trouver quatre milliards de lires auprès de la télé italienne. Je suis retourné en Hongrie où j’avais tourné Cyrano , j’y ai rencontré le ministre de la Défense, j’ai vu Viktor Orbán qui était encore fréquentable. C’était avant qu’il ne construise des murs pour empêcher les migrants d’entrer. Il adorait le foot et pour l’approcher je lui apportai le maillot de Zidane. J’ai eu des discussions avec lui, avec tous les officiels pour qu’ils nous donnent l’autorisation de tourner dans les camps d’entraînement de l’Otan. Ils ont mis à notre disposition mille deux cents hommes de troupe et deux cent cinquante cavaliers pendant plus d’un mois. On a ainsi pu reconstituer cinq des grandes batailles de Napoléon.
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