«Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J’ai été, hier au soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m’a reçu avec des exclamations et il m’en a dit autant que ma lettre à la Gazette de France. Il a lu et compris, dit-il, votre poème d’un bout à l’autre. Il l’a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit pas autre chose. Sa nièce, cette belle personne que vous avez vue, a ajouté qu’elle n’avait pas pu le lui dérober un instant pour le lire, et il va faire un Entretien tout entier sur vous et Mirèio. Il m’a demandé des notes biographiques sur vous et sur Maillane. Je les lui envoie ce matin. Vous avez été l’objet de la conversation générale toute la soirée et votre poème a été détaillé par Lamartine et par moi depuis le premier mot jusqu’au dernier. Si son Entretien parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde entier. Il dit que vous êtes «un Grec des Cyclades». Il a écrit à Reboul: «C’est un Homère!» Il me charge de vous écrire tout ce que je veux et il ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez donc bien heureux, vous et votre chère mère, dont j’ai gardé un si bon souvenir.»
Je tiens à consigner ici un fait très singulier d’intuition maternelle. J’avais donné à ma mère une exemplaire de Mirèio, mais sans lui avoir parlé du jugement de Lamartine, que je ne connaissais pas encore. A la fin de la journée, quand je crus qu’elle avait pris connaissance de l’œuvre, je lui demandai ce qu’elle en pensait et elle me répondit, profondément émue:
– Il m’est arrivé, en ouvrant ton livre, une chose bien étrange: un éclat de lumière, pareil à une étoile, m’a éblouie sur le coup, et j’ai dû renvoyer la lecture à plus tard!
Qu’on en pense ce qu’on voudra; j’ai toujours cru que cette vision de la bonne et sainte femme était un signe très réel de l’influx de sainte Estelle, autrement dit de l’étoile qui avait présidé à la fondation du Félibrige.
Le quarantième Entretien du Cours Familier de Littérature parut un mois après (1859), sous le titre «Apparition d’un poème épique en Provence». Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au poème de Mireille et cette glorification était le couronnement des articles sans nombre qui avaient accueilli notre épopée rustique dans la presse de Provence, du Midi et de Paris. Je témoignai ma reconnaissance dans ce quatrain provençal que j’inscrivis en tête de la seconde édition:
Je te consacre Mireille; c’est mon cœur et mon âme,
C’est la fleur de mes années,
C’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles
T’offre un paysan.
8 septembre 1859
Et voici l’élégie que je publiai à la mort du grand homme (1):
(1) Voir le texte provençal dans le recueil Les îles d’or (libr. Lemerre).
Quand l’heure du déclin est venue pour l’astre – sur les collines envahies par le soir, les pâtres – élargissent leurs moutons, leurs brebis et leurs chiens; – et dans les bas-fonds des marais, – tout ce qui grouille râle en braiment unanime: – Ce soleil était assommant!»
Des paroles de Dieu magnanime épancheur, – ainsi, ô Lamartine, ô mon maître, ô mon père, – en cantiques, en actions, en larmes consolantes, – quand vous eûtes à notre monde – épanché sa satiété d’amour et de lumière, – et que le monde fut las,
Chacun jeta son cri dans le brouillard profond, – chacun vous décocha la pierre de sa fronde, – car votre splendeur nous faisait mal aux yeux, – car une étoile qui s’éteint, – car un dieu crucifié plaît à la foule, – et les crapauds aiment la nuit…
Et l’on vit en ce moment des choses prodigieuses! Lui, cette grande source de pure poésie – qui avait rajeuni l’âme de l’univers, – les jeunes poètes rirent – de sa mélancolie de prophète et dirent – qu’il ne savait pas l’art des vers.
Du Très-Haut Adonaï lui sublime grand prêtre, – qui dans ses hymnes saints éleva nos croyances – sur les cordes d’or de la harpe de Sion, – en attenstant les Écritures – les dévots pharisiens crièrent sur les toits – qu’il n’avait point de religion.
Lui, le grand cœur ému, qui, sur la catastrophe – de nos anciens rois, avait versé ses strophes, – et en marbre pompeux leur avait fait un mausolée, – les ébahis du Royalisme – trouvèrent qu’il était un révolutionnaire, – et tous s’éloignèrent vite.
Lui, le grand orateur, la voix apostolique, – qui avait fulguré le mot de République – sur le front, dans le ciel des peuples tressaillant, – par une étrange frénésie, – sous les chiens enragés de la Démocratie – le mordirent en grommelant.
Luit, le grand citoyen, qui dans le cratère embrasé – avait jeté ses biens, et son corps et son âme, – pour sauver du volcan la patrie en combustion, – lorsque, pauvre, il demanda son pain, – les bourgeois et les gros l’appelèrent mangeur – et s’enfermèrent dans leur bourg.
Alors, se voyant seul dans sa calamité, – dolent, avec sa croix il gravit son Calvaire… – Et quelques bonnes âmes, vers la tombée du jour, – entendirent un long gémissement, – et puis, dans les espaces, ce cri suprême: Eli, lamma sabacthani!
Mais nul ne s’aventura vers la cime déserte. – Avec les yeux fermés et les deux mains ouvertes, – dans un silence grave il s’enveloppa donc; – et, calme comme sont les montagnes, au milieu de sa gloire et de son infortune, – sans dire mot il expira.
21 mars 1869
Me voilà arrivé au terme de l’élucidari (comme auraient dit les troubadours) ou explication de mes origines. C’est le sommet de ma jeunesse. Désormais, mon histoire, qui est celle de mes œuvres, appartient, comme tant d’autres, à la publicité.
Je terminerai ces Mémoires par quelques épisodes des l’existence franche et libre que s’étaient faite, en Avignon, les musagètes ou coryphées de notre Renaissance, pour montrer comme, au bord du Rhône, on pratiquait le Gai-Savoir.
CHAPITRE XVII: AUTOUR DU MONT VENTOUX
Courses félibréennes avec Aubanel et Grivolas. – L’ascension et la descente. – Les gendarmes nous arrêtent. – La fête de Montbrun. – Le devineur de sources. – Le curé de Monieux. – La Nesque et les Bessons. – Le maire de Méthamis. – Le charron de Vénasque.
Avec Théodore Aubanel, qui était toujours dispos, pour organiser les courses, et notre camarade le peintre avignonnais Pierre Grivolas, qui était de toutes nos fêtes, voici comment nous fîmes, un beau jour de septembre, l’ascension du mont Ventoux.
Partis, vers minuit, du village de Bédoin, au pied de la montagne, nous atteignîmes le sommet une demi-heure environ avant le lever du soleil. Je ne vous dirai rien de l’escalade, que nous fîmes à l’aise, sur le bât de mulets que conduisaient des guides, à travers les rochers, escarpements et mamelons de la Combe-Fillole.
Nous vîmes le soleil surgir, tel qu’un superbe roi de gloire, d’entre les cimes éblouissantes des Alpes couvertes de neige, et l’ombre du Ventoux élargir, prolonger, là-bas dans l’étendue du Comtat Venaissin, par là-bas sur le Rhône et jusqu’au Languedoc, la triangulation de son immense cône.
En même temps, de grosses nues blanchâtres et fuyantes roulaient au-dessous de nous, embrumant les vallées; et, si beau que fût le temps, il ne faisait pas chaud.
Vers les neuf heures, – mais, cette fois, à pied, avec les bâtons ferrés et le havresac au dos, – après un léger déjeuner, nous primes la descente. Seulement, nous dévalâmes par le côté opposé, c’est-à-dire par les Ubacs, ainsi qu’on nomme le versant nord de toutes nos montagnes et du Ventoux en particulier.
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