Une semaine après, au retour du service, le partage se fit. Les denrées et les feurres, bêtes de trait, brebis, oiseaux de basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux meubles, les grands lits à quenouilles, le pétrin à ferrures, le coffre du blutoir, les armoires cirées, la huche au pain sculptée, la table, le verrier, que, depuis ma naissance, j’avais vus à demeure autour de ces murailles; les douzaines d’assiettes, la faïence fleurie, qui n’avait jamais quitté les étagères du dressoir; les draps de chanvre, que ma mère de sa main avait filés; l’équipage agricole, les charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles et objets divers, de toute sorte et de tout genre: tout cela déplacé, transporté au dehors dans l’aire de la ferme, il fallut le voir diviser, en trois parts, à dire d’expert.
Les domestiques, les serviteurs à l’année ou au mois, l’un après l’autre, s’en allèrent. Et au Mas paternel, qui n’était pas dans mon lot, il fallut dire adieu. Une après-midi, avec ma mère, avec le chien, – et Jean Roussière, qui sur le camion, charriait notre part, – nous vînmes, le cœur gros, habiter désormais la maison de Maillane qui, en partage, m’était échue. Et maintenant, ami lecteur, tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de Mireille:
Comme au Mas, comme au temps de mon père, hélas! hélas!
Adolphe Dumas à Maillane. – Sa sœur Laure. – Mon premier voyage à Paris. Lecture de Mireille en manuscrit. – La lettre de Dumas à la Gazette de France. – Ma présentation à Lamartine. – Le quarantaine «Entretien de littérature». – Ma mère et l’étoile.
L’année suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe, fête votive de Maillane, je reçus la visite d’un poète de Paris que le hasard (ou, plutôt, la bonne étoile des félibres) amena, à son heure, dans la maison de ma mère. C’était Adolphe Dumas: une belle figure d’homme de cinquante ans, d’une pâleur ascétique, cheveux longs et blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs pleins de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la main toujours en l’air dans un geste superbe. D’une taille élevée, mais boiteux et traînant une jambe percluse, lorsqu’il marchait, on aurait dit un cyprès de Provence agité par le vent.
– C’est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers provençaux? me dit-il tout d’abord et d’un ton goguenard, en me tendant la main.
– Oui, c’est moi, répondis-je, à vous servir, monsieur!
– Certainement, j’espère que vous pourrez me servir. Le ministre, celui de l’Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m’a donné la mission de venir ramasser les chants populaires de Provence, comme le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces du Papillon, et, si vous en saviez quelqu’un, je suis ici pour les recueillir.
Et, en causant à ce propos, je lui chantai ma foi, l’aubade de Magali , toute fraîche arrangée pour le poème de Mireille.
Mon Adolphe Dumas, enlevé, épaté, s’écria:
– Mais où donc avez-vous pêché cette perle?
– Elle fait partie, lui dis-je, d’un roman provençal (ou, plutôt, d’un poème provençal en douze chants) que je suis en train d’affiner.
– Oh! ces bons Provençaux! Vous voilà bien toujours les mêmes, obstinés à garder votre langue en haillons, comme les ânes qui s’entêtent à longer le bord des routes pour y brouter quelque chardon… C’est en français, mon cher ami, c’est dans la langue de Paris que nous devons aujourd’hui, si nous voulons être entendus, chanter notre Provence. Tenez! écoutez ceci:
J’ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,
La maison des parents, la première patrie,
L’ombre du vieux mûrier, le banc de pierre étroit.
Le nid que l’hirondelle avait au bord du toit,
Et la treille, à présent sur les murs égarée,
Qui regrette son maître et retombe éplorée;
Et, dans l’herbe et l’oubli qui poussent sur le seuil,
J’ai fait pieusement agenouiller l’orgueil,
J’ai rouvert la fenêtre où me vint la lumière,
Et j’ai rempli de chants la couche de ma mère.
Mais allons, dites-moi, puisque poème il y a, dites-moi quelque chose de votre poème provençal.
Et je lui lus alors un morceau de Mireille, je ne me souviens plus lequel.
– Ah! si vous parlez comme cela, met fit Dumas après ma lecture, je vous tire mon chapeau, et je salue la source d’une poésie neuve, d’une poésie indigène dont personne ne se doutait. Cela m’apprend, à moi, qui, depuis trente ans, ai quitté la Provence et qui croyais sa langue morte, cela m’apprend, cela me prouve qu’en dessous de ce patois usité chez les farauds, les demi-bourgeois et les demi-dames existe une seconde langue, celle de Dante et de Pétrarque. Mais suivez bien leur méthode, qui n’a pas consisté, comme certains le croient, à employer tels quels, ni à fondre en macédoine les dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont ramassé l’huile et en ont fait la langue qu’ils rendirent parfaite en la généralisant. Tout ce qui a précédé les écrivains latins du grand siècle d’Auguste, à l’exception de Térence, c’est le «Fumier d’Ennius». Du parler populaire ne prenez que la paille blanche avec le grain qui peut s’y trouver. Je suis persuadé qu’avec le goût, la sève de votre juvénile ardeur, vous êtes fait pour réussir. Et je vois déjà poindre la renaissance d’une langue provignée du latin, et jolie et sonore comme le meilleur italien.
L’histoire d’Adolphe Dumas était un vrai conte de fées. Enfant du peuple, ses parents tenaient une petite auberge entre Orgon et Cabane, à la Pierre-Plantée. Et Dumas avait une sœur appelée Laure, belle comme le jour et innocente comme l’eau qui naît: et voici que sur la route passèrent une fois des comédiens ambulants qui, dans la petite auberge, donnèrent, à la veillée, une représentation. L’un d’eux y jouait un rôle de prince. Les oripeaux de son costume qui scintillait sous les falots lui donnaient sur les tréteaux l’apparence d’un fils de roi, si bien que la pauvre Laure, naïve, hélas! comme pas une, se laissa, à ce que racontent les vieillards de la contrée, enjôler et enlever par ce prince de grand chemin. Elle partit avec la troupe, débarqua à Marseille, et ayant reconnu bientôt son erreur folle, et n’osant plus rentrer chez elle, elle prit à tout hasard la diligence de Paris, où elle arriva un matin par une pluie battante. Et la voilà sur le pavé, seule et dénuée de tout. Un monsieur qui passait en landau, et qui vit tout en larmes la jeune Provençale, fit arrêter sa voiture et lui dit:
– Belle enfant, mais qu’avez-vous à tant pleurer?
Laure naïvement conta son équipée. Le monsieur, qui était riche, ému, épris soudain, la fit monter dans sa voiture, la conduisit dans un couvent, lui fit donner une éducation soignée et l’épousa ensuite. Mais la belle épousée, qui avait le cœur noble, n’oublia pas ses parents. Elle fit venir à Paris son petit frère Adolphe, lui fit faire ses études, et voilà comment Dumas Adolphe, déjà poète de nature et de nature enthousiaste, se trouva un jour mêlé au mouvement littéraire de 1830. Vers de toute façon, drames, comédies, poèmes, jaillirent, coup sur coup, de son cerveau bouillonnant: la Cité des hommes, la Mort de Faust et de Don Juan, le Camp des Croisés, Provence, Mademoiselle de la Vallière, l’École des Familles, les Servitudes volontaires, etc. Mais vous savez, dans les batailles, bien qu’on y fasse son devoir, tout le monde n’est pas porté pour la Légion d’honneur; et malgré sa valeur et des succès relatifs dans le théâtres de Paris, le poète Dumas, comme notre Tambour d’Arcole, était resté simple soldat, ce qui lui faisait dire plus tard en provençal:
Читать дальше