Alors l’âme hautaine de maître Éloi s’illumina: et, pour se prosterner aux pieds de l’apprenti, il rentra dans la boutique. Mais le petit avait disparu et aussi le cheval avec le cavalier. Les larmes débondèrent des yeux de maître Éloi; il reconnut qu’il avait un maître au-dessus de lui, pauvre homme! et au-dessus de tout, et il quitta son tablier et laissa sa boutique et il partit de là pour aller dans le monde annoncer la parole de notre Seigneur Jésus.»
Ah! il y en eut un, de battement de mains, pour saint Éloi et Jean Roussière! Baste! voici pourquoi je me suis fait un devoir de rappeler ce brave Jean dans ce livre de Mémoires. C’est lui qui m’avait chanté, mais sur d’autres paroles que je vais dire tout à l’heure, l’air populaire sur lequel je mis l’aubade de Magali, air si mélodieux, si agréable et si caressant, que beaucoup ont regretté de ne plus le retrouver dans la Mireille de Gounod.
Ce que c’est que l’heur des choses! La seule personne au monde à laquelle, dans ma vie, j’ai entendu chanter l’air populaire en question, ç’a été Jean Roussière, qui était apparemment le dernier qui l’eût retenu; et il fallut qu’il vint, par hasard, me le chanter, à l’heure où je cherchais la note provençale de ma chanson d’amour, pour que je l’aie recueilli, juste au moment où il allait, comme tant d’autres choses, se perdre dans l’oubli.
Voici donc la chanson, ou plutôt le duo, qui me donna le rythme de l’air de Magali :
– Bonjour, gai rossignol sauvage,
Puisqu’en Provence te voilà!
Tu aurais pu prendre dommage
Dans le combat de Gibraltar:
Mais puisqu’enfin je t’ai ouï,
Ton doux ramage.
Mais puisqu’enfin je t’ai ouï,
M’a réjoui.
– Vous avez bonne souvenance,
Monsieur, pour ne pas m’oublier;
Vous aurez donc ma préférence,
Ici je passerai l’été,
Je répondrai à votre amour
Par mon ramage
Et je vais chanter nuit et jour
Aux alentours.
– Je te donne la jouissance,
L’avantage de mon jardin;
Au jardinier je fais défense
De te donner aucun chagrin,
Tu pourras y cacher ton nid
Dans le feuillage
Et tu te trouveras fourni
Pour tes petits.
– Je le connais à votre mine,
Monsieur, vous aimez les oiseaux;
J’inviterai la cardeline.
Pour vous chanter des airs nouveaux
La cardeline a un beau chant,
Quand elle est seule;
Elle a des airs sur le plain-chant
Qui sont charmants.
– Jusque vers le mois de septembre
Nous serons toujours vos voisins.
Vous aurez la joie de m’entendre
Autant le soir que le matin.
Mais lorsqu’il faudra s’envoler
Quelle tristesse!
Tout le bocage aura le deuil
Du rossignol.
– Monsieur, nous voici de partance;
Hélas! c’est là notre destin.
Lorsqu’il faut quitter la Provence,
Certes, ce n’est pas sans chagrin.
Il nous faut aller hiverner
Dedans les Indes;
Les hirondelles, elles aussi,
Partent aussi.
– Ne passez pas vers l’Amérique.
Car vous pourriez avoir du plomb
Du côté de la Martinique
On tire des coups de canon.
Depuis longtemps est assiégé
Le roi d’Espagne:
De crainte d’y être arrêtés,
Au loin passez.
Œuvre de quelque illettré contemporain de l’Empire et, à coup sûr, indigène de la rive du Rhône, ces couplets naïfs ont du moins le mérite d’avoir conservé l’air que Magali a fait connaître. Quant au thème mis en vogue par l’aubade de Mireille, les métamorphoses de l’amour, nous le prîmes expressément dans un chant populaire qui commençait comme suit:
– Marguerite, ma mie,
Marguerite, mes amours,
Ceci, sont les aubades
Qu’on va jouer pour vous.
– Nargue de tes aubades
Comme de tes violons:
Je vais dans la mer blanche
Pour me rendre poisson.
Enfin, le nom de Magali, abréviation de Marguerite, je l’entendis un jour que je revenais de Saint-Remy. Une jeune bergère gardait quelques brebis le long de la Grande Roubine. – «O Magali! tu ne viens pas encore?» lui cria un garçonnet qui passait au chemin; et tant me parut joli ce nom limpide que je chantai sur-le-champ:
O Magali, ma tant aimée,
Mets ta tête à la fenêtre.
Écoute un peu cette aubade
De tambourins et de violons:
Le ciel est là-haut plein d’étoiles,
Le vent est tombé…
Mais les étoiles pâliront
En te voyant.
C’est quelque temps après que, première brouée de ma claire jeunesse, j’eus la douleur de perdre mon père. Aux dernières Calendes (1), – lui que la fête de Noël emplissait toujours de joie, maintenant devenu aveugle, nous l’avions vu d’une tristesse qui nous fit mal augurer. C’est en vain que, sur la table et sur la nappe blanche, luisaient, comme d’usage, les chandelles sacrées; en vain, je lui avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche le sacramentel: «Allégresse!» En tâtonnant, hélas! avec ses grands bras maigres, il s’était assis sans mot dire. Ma mère eut beau lui présenter, un après l’autre, les mets de Noël: le plat d’escargots, le poisson du Martigue, le nougat d’amandes, la galette à l’huile. Le pauvre vieux, pensif, avait soupé dans le silence. Une ombre avant-courrière de la mort était sur lui. Ayant totalement perdu la vue, il dit:
(1) Nom de la Noël, en Provence.
– L’an passé, à la Noël, je voyais encore un peu le mignon des chandelles; mais cette année, rien, rien! Soutenez-moi, ô sainte Vierge!
A l’entrée de septembre de 1855, il s’éteignit dans le Seigneur, et, lorsqu’il eut reçu les derniers sacrements avec la candeur, la foi, la bonne foi des âmes simples, et que, toute la famille, nous pleurions autour du lit:
– Mes enfants, nous dit-il, allons! moi je m’en vais… et à Dieu je rends grâce pour tout ce que je lui dois: ma longue vie et mon bonheur, qui a été béni.
Ensuite, il m’appela et me dit:
– Frédéric, quel temps fait-il?
– Il pleut, mon père, répondis-je.
– Eh bien! dit-il, s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles.
Et il rendit son âme à Dieu. Ah! quel moment! On releva sur sa tête le drap. Près du lit, ce grand lit où, dans l’alcôve blanche, j’étais né en pleine lumière, on alluma un cierge pâle. On ferma à demi les volets de la chambre. On manda aux laboureurs de dételer tout de suite. La servante, à la cuisine, renversa sur la gueule les chaudrons de l’étagère. Autour des cendres du foyer, qu’on éteignit, toute la maisonnée, silencieusement, nous nous assîmes en cercle. Ma mère au coin de la grande cheminée, et, selon la coutume des veuves de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la tête un fichu blanc; et toute la journée, les voisins, les voisines, les parents, les amis vinrent nous apporter le salut de condoléance en disant, l’un après l’autre:
– Que Notre Seigneur vous conserve!
Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en l’honneur du «pauvre maître».
Le lendemain, tout Maillane assistait aux funérailles. En priant Dieu pour lui, les pauvres ajoutaient:
– Autant de pains il nous donna, autant d’anges puissent-ils l’accompagner au ciel!
Derrière le cercueil, porté à bras avec des serviettes, et le couvercle enlevé pour qu’une dernière fois les gens vissent le défunt, les mains croisées, dans son blanc suaire, – Jean Roussière portait le cierge mortuaire qui avait veillé son maître.
Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain, j’allai verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l’arbre de la maison était tombé. Le Mas du Juge, le Mas de mon enfance, comme s’il eût perdu son ombre haute, maintenant, à mes yeux était désolé et vaste. L’ancien de la famille, maître François mon père, avait été le dernier des patriarches de Provence, conservateur fidèle des traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi, de cette génération austère, religieuse, humble, disciplinée, qui avait patiemment traversé les misères et les affres de la Révolution et fourni à la France les désintéressés de ses grands holocaustes et les infatigables de ses grandes armées.
Читать дальше