Arrêt sur image : en novembre 1973, quelques semaines après la sortie de L’Emmerdeur , qui restera son dernier film, Jacques s’embarque en Méditerranée sur ce bateau, avec deux autres équipiers et son couple de propriétaires, Abel et Françoise Picard. Après une courte escale à Gibraltar, le Korrig file jusqu’aux Canaries, mouillant à Las Palmas… où vient s’amarrer un autre voilier, battant pavillon belge : le Kalais . « Le skipper s’appelle Vic ; c’est un industriel fortuné qui, à l’occasion d’un divorce difficile, vient de décider de se retirer des affaires et d’abandonner son ancienne vie pour courir les mers et jouir un peu de sa liberté retrouvée. Jacques et lui, qui se sont vaguement croisés à Bruxelles, il y a longtemps, sympathisent rapidement [146] Marc Robine, op. cit .
. » Le monde étant petit, ils se retrouveront l’année suivante, le 16 septembre 1974 précisément, Jacques sur l’ Askoy avec France et Maddly, Vic avec sa propre fille et sa nouvelle compagne, Prisca Parrish, dans le port de Horta, sur l’île de Faial, aux Açores. Dès lors, ils navigueront plus ou moins de conserve jusqu’à Hiva Oa.
Entre-temps, sur le Korrig , Jacques Brel aura tout appris de la navigation en haute mer grâce à sa première traversée de l’Atlantique sans escale, de Las Palmas à La Barbade puis à Saint-Vincent, dans les Petites Antilles, avant de reprendre un long-courrier pour l’Europe. Il n’a plus alors qu’un seul désir : se mettre en quête d’un bateau et passer son brevet de capitaine. Comme il avait obtenu sa licence de pilote privé puis celle de professionnel lui permettant de voler aux instruments et de piloter des avions à réaction, Jacques obtiendra son brevet de « capitaine au grand cabotage » le 1 er juillet 1974.
Car l’homme ne fait pas semblant. Jamais. En aucun cas. « Et dis-toi donc, Grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile / De faire semblant… » Au contraire, il fait le nécessaire, quoi qu’il en coûte, pour aller au bout de ses rêves. En l’occurrence, pour repartir dès que possible. Et cette fois pour de bon. Définitivement. N’y pense-t-il pas depuis toujours ? Depuis l’enfance en manque de partance : « Moi qui toutes les nuits / […] Arpégeais mon chagrin / […] Je voulais prendre un train / Que je n’ai jamais pris [147] Mon enfance , 1967 © Éditions musicales Pouchenel.
. » Ne l’a-t-il pas annoncé noir sur blanc, un an après son ultime apparition sur les planches dans la peau de L’Homme de la Mancha ?
Allons il faut partir
N’emporter que son cœur
Et n’emporter que lui
Mais aller voir ailleurs [148] Allons il faut partir , 1970 (extrait du Voyage sur la lune ) © Famille Brel.
Le soir où « la lune s’est allumée », cette nuit du jour de l’an 1974 passée à Saint-Vincent sur le Korrig , sa pensée court sur le papier et c’est comme un nouveau chapitre qui s’ouvre devant lui. Il faut partir, oui, « Trouver un paradis / Bâtir et replanter / Parfums, fleurs et chimères… » Un chapitre déjà rêvé qu’il reste à traduire dans la vraie vie, le chapitre de l’aventurier… qui n’oublie pas pour autant le poète, lâchant au passage, à l’égard de son « tendre Charly », quelques mots dont il se souviendra à l’heure d’écrire — comme par hasard — Voir un ami pleurer …
« Je t’écris sur le pont, à la lueur d’une lampe à pétrole. Il fait doux. La terre bruisse et respire. Un moment rare et merveilleux, trop formidable pour un homme seul.
« Envie de t’écrire. Acte rare et important pour moi. J’ai tant d’amitié et de respect pour toi que les mots me semblent insolents et que, de toujours, j’ai préféré le silence.
« N’ayant ni l’élégance d’être nègre ni la chance d’être juif ni la sagesse d’être femme, presque tout me semble impudique et vulgaire. Mais me reste l’envie de dire aux hommes que j’aime, que je les aime. Et je t’aime.
« Tu vois, je ne fais plus partie de ce métier, et c’est bien. Je crois y avoir donné le meilleur de moi-même, de toutes mes forces, mais je ne suis plus assez naïf que pour croire en mes forces, et pas assez adulte que pour me convaincre de mon importance. Alors ? Alors je crois plus digne de reprendre ma vie d’aventures, plutôt que de raconter aux gens des rêves prudents ou des remèdes incertains [149] Charley Marouani, op. cit.
. »
À Marc Robine, Alice Pasquier, la veuve de Jojo, parlera de cette amitié indéfectible : « Charley, c’était presque comme Jojo. Ça n’était pas exactement la même tendresse, mais Jacques l’aimait énormément, lui aussi. Parce que c’était quelqu’un de très fidèle. » L’amitié, la fidélité, des valeurs indissociables du Grand Jacques. Avec l’imprudence pour seul cap. « Je veux quitter le port / J’ai l’âge des conquêtes / Partir est une fête / Rester serait la mort [150] Allons il faut partir.
… » Mais cette fois il l’ignore encore, il est parvenu à son ultime port d’attache. Dans un an, il aura revendu l’ Askoy et acheté le Jojo . Dans moins de trois ans, Jojo et lui referont leurs guerres : Jojo reprendra Saint-Nazaire et Jacky refera l’Olympia… tous deux au fond du cimetière ; nous laissant orphelins jusqu’aux lèvres.
« Et nous voilà, ce soir [151] Mon enfance.
… »
10
RÊVER UN IMPOSSIBLE RÊVE
Quand il a quitté l’Europe, après sa période cinéma et le réenregistrement d’anciennes chansons de sa période Philips (pour donner un coup de main à Eddie Barclay, après la signature de son « contrat à vie »), Jacques Brel envisageait de sortir un album tous les dix-huit mois. Les circonstances ne l’ont pas permis, mais il n’a pas arrêté pour autant de songer à la chanson et de noter sur ses cahiers d’écolier des idées, des phrases de nature à lui servir un jour. Cette fois, dans cette terre escarpée à l’exact opposé de son « Plat Pays », le processus est engagé : neuf ans après son dernier 33 tours original ( J’arrive …), les chansons du prochain sont en chantier. En règle générale — exception faite d’une semaine par mois où il se rend à Tahiti, emportant le courrier, embarquant les passagers qui le sollicitent, rapportant des provisions, des médicaments, les films à projeter, etc. — , notre homme écrit et compose le matin et « vit » l’après-midi.
Avant même d’arrêter la scène, dix ans plus tôt, le Grand Jacques ne nourrissait aucune illusion quant à son métier d’interprète ; il savait qu’il pourrait continuer de vivre sans chanter : « Oh oui ! Facilement… » Ne déclarait-il pas, dès 1964 : « Je vous jure que j’arrêterai le jour où je l’aurai décidé. […] Je suis persuadé que l’acte de chanter ne me manquera absolument pas. Ce que je risque de regretter, c’est le mouvement que cela apporte dans ma vie [152] À Jean Clouzet, Jacques Brel , 1964, Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui ».
» ? En revanche, il ressentait de façon vitale le besoin d’écrire : « Je ne pourrais pas vivre sans écrire », lâchait-il spontanément chaque fois que la question de la scène lui était posée. Alors, aux Marquises comme jadis à Bruxelles, à Paris ou sur la route, il écrit. Mais comme il a d’autres passions, d’autres envies et le temps de vivre, désormais, il s’organise. Chez lui, une fois fini le travail du jour, il prépare les repas comme un chef, s’occupe de son jardin, barbote dans la piscine, écoute de la musique, s’adonne à la lecture, offre l’apéro, passe des soirées en smoking (mais no smoking , SVP !) à refaire le monde avec ses invités… Le dimanche, se mêlant volontiers à la population locale, il participe aux pique-niques qui continuent d’être organisés au fond de la baie de Tahauku.
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